vendredi 1 novembre 2013

Kumudini de Rabindranath Tagore

   
Rabindranath Tagore, Kumudini, traduit du bengali (Inde) par France Bhattacharya, éditions Zulma, 3 octobre 2013, 400 pages.

Kumudini est la dernière enfant de la famille Chatterji, ses sœurs aînées ont été mariées « dans des familles de haute lignée », et il ne reste pas beaucoup d’argent pour sa dot. Kumudini est une jeune fille de dix-neuf ans, raffinée, tendre et mystique. Déjà presque trop âgée pour qu’on veuille l’épouser. Mais Madhusudan Goshal, habile homme d’affaires ayant consacré la première partie de sa vie à faire fortune sans songer à se marier, décide d’épouser Kumudini. Nous sommes au Bengale, à la fin du XIXe siècle, dans une société hiérarchisée où les femmes ne comptent pour rien, où l’honneur et l’affront doivent être lavés. C’est la vengeance qui pousse Madhu à prendre Kumudini pour femme : une vieille querelle oppose les deux familles. Épouser la jeune fille sonne, pour lui, comme une victoire sur les Chatterji.

L’homme est rustre, sans manière et sans éducation. La jeune fille, pourtant, veut voir en lui le dieu-époux. Car l’époux ne peut être, dans sa sphère mentale et sociologique, que l’égal d’un dieu. Malgré les réticences de son frère aîné bienveillant, Kumudini épouse Madhu. Madhu – qui s’est lancé dans ce mariage par haine envers la famille Chatterji et qui cherche à la ruiner définitivement – ne s’attendait pas à ce que la jeune fille soit si belle, et ait un caractère à ce point affirmé. Transplantée chez les Goshal, sans autre rôle que d’être l’épouse du maître, coincée entre deux belles-sœurs, l’une mariée et mère de famille et l’autre veuve, Kumu déchante. Son époux n’est pas un dieu, un dieu ne peut être à ce point insensible. Dans l’Inde de ce temps-là, la femme ne possède rien : Madhu confisque à son épouse une petite bague à laquelle elle tient, puis, pour la séduire, lui offre des bijoux bien plus précieux, lui offre ce qu’il croit qu’elle désire. Mais la jeune femme ne veut que la bague qui lui a été soustraite, et elle ne comprend pas que Madhu ne comprenne pas cela. Ce sont deux mondes qui s’affrontent : non pas deux mondes sociologiques – personne ne se révolte, ou si peu ; personne ne remet en question les codes du temps – mais deux mondes mentaux, philosophiques, sensibles.

Kumudini, en contradiction avec toutes les règles en vigueur qui empêchent une femme de retourner dans sa propre famille, va rejoindre son frère qui est malade. Madhu l’autorise à s’éloigner, vaguement soulagé de ne plus avoir à côtoyer cette femme qu’il ne comprend pas. La belle-sœur veuve profitera de l’éloignement de Kumudini pour entrer dans les grâces du maître de maison. Mais…

Tagore brosse le portrait sensible d’une femme à la fois résignée et en sursaut. La jeune fille, devenue jeune femme, est souvent présentée en accord parfait avec la nature et les animaux. D’ailleurs, c’est le chien Tom qui a « le dernier mot », ou plutôt le « dernier soupir », à son sujet, dans le roman. Le lecteur retrouve, dans Kumudini, la violence des rapports sociaux en Inde, l’importance de l’argent et du paraître, la hiérarchie à l’intérieur d’une même caste.

Roman s’inscrivant dans le cycle de la « domesticité », Kumudini résonne encore aujourd’hui, presque cent ans après sa rédaction. Il n’est pas rare, dans les films de Bollywood décrivant des situations contemporaines, d’entendre une épouse reprocher à son mari de l’avoir éloignée de ses enfants et, donc, de n’être pas un dieu, parce qu’un dieu ne se conduirait pas de la sorte. On sait que Tagore était très attaché aux racines indiennes, et qu’il a marié ses filles dans la plus pure tradition des mariages arrangés. Peut-être a-t-il tenté, avec Kumudini, d’envisager le point de vue féminin. Mais… Le poids de la tradition n’est pas aisé à soulever, et, bien entendu, dans le roman, les choses rentrent dans l’ordre. Dans l’ordre établi.

NB : il s’agit de la toute première édition en français de ce roman de Tagore.
  
Merci à Anne-Marie Virot pour la belle et longue conversation à propos de l’Inde d’hier et d’aujourd’hui, des films de Satyajit Ray et de Bollywood, et de Tagore. Cet article lui doit beaucoup.
 
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Extrait :
  
« Dès que Kumu pénétra dans la chambre, Madhusudan fut incapable de se contenir : ‟Tu arrives avec l’habitude de t’évanouir, comme chez ton père ? Mais, chez nous, ici, ça ne marche pas. Tu devras perdre ces manières […]”. Les yeux grands ouverts sans ciller, Kumu garda le silence. Elle ne dit pas un mot.

Son silence augmenta la colère de l’homme. Au fond de lui-même, il ressentait le désir de plaire à cette fille, c’est pourquoi son échec le mettait hors de lui. ‟Je suis un homme d’action, moi. Mon temps est compté. Je te préviens, je n’ai pas le loisir d’être le valet d’une hystérique. – Tu veux m’humilier, répondit Kumu doucement. Tu n’y parviendras pas. Je ne me considèrerai jamais humiliée par toi.” » (p.117-118)