jeudi 28 novembre 2013

Le marchand de biens d'Alice Seelow



Alice Seelow, Le Marchand de biens, éd. Pascal Galodé, août 2011, 186 pages.

La fiction aime les vraies histoires. Le roman d’Alice Seelow s’inscrit pleinement dans le domaine fictionnel, et osons même le mot : néo-fictionnel… Voilà un roman réjouissant pour qui apprécie les atmosphères étranges et quotidiennes à la fois, les récits apparemment linéaires mais en réalité sinueux, les personnages improbables mais plausibles, les situations simples et tordues.

Max Donnadieu cherche un logement dans Paris. Il est marié à Laura, qui est enceinte, et le déménagement devient urgent. Max s’adresse à un marchand de biens, M. Delafosse, et ensemble ils vont visiter un appartement dans un pavillon, rue de la Clef. Max est conquis par cet appartement, mais la transaction est problématique car un autre client a déjà posé une option. Sur ce mince argument, Alice Seelow tisse un récit serré tout en subtilité. Les noms des personnages, Donnadieu, Delafosse, l’épouse Laura et la secrétaire Ariane, le client prioritaire Martineau – ce nom tellement français, tellement banal, emblématique d’un Michel Serrault dans Garde à vue, d’un Gérard Depardieu dans Dites-lui que je l’aime – et leurs caractérisations – le détachement, la claudication, la mastication de chewing-gums, l’amour du faux –, les noms des rues – la rue de la Clef, la rue des Cinq-Diamants –, tout concourt à créer un monde reconnaissable mais aussi allusif et symbolique.

Le récit, presque intemporel, avec peu de références à la vie moderne, est scandé par les météores – les perturbations météorologiques – comme la neige et la pluie, et les saisons, l’automne tout légèrement évoqué dans les couleurs et les motifs d’un foulard, ou le printemps avec son « éclosion de pensées et [son] bourgeonnement de roses trémières ». L’obsession de Max pour l’appartement de la rue de la Clef, son envoûtement, donnent au roman un côté plus fantastique que psychologique. La vie banale de Max Donnadieu est pétrie de contradictions, il est époux mais non épris, futur père mais détaché, comme absent à sa vie, entièrement mobilisé par un bien inaccessible qui lui promet « la campagne à Paris », à l’ombre d’un « faux platane ». Ce sont là des motifs plus romanesques qu’humains, plus manifestement fictionnels que platement réalistes.

Le style devient progressivement métaphorique. La langue est précise, légère, la phrase bien balancée. L’étrangeté naît des situations décalées, des notations à double sens, comme dans la tirade de M. Delafosse » « Ah ! Quel bonheur de faire le bien ! Sans vouloir jouer trop facilement sur les mots, ni tourner les choses à mon avantage, tout marchand de biens est aussi marchand de bien, Madame, et se doit de posséder, outre la fibre commerciale, une âme de philanthrope ! ». La deuxième moitié du roman suit la pente amorcée tout en douceur dans les premiers chapitres : celle de la résolution inattendue mais inéluctable.

La fiction aime les vraies histoires. Pas les histoires vraies. Les histoires bien bâties, reposant sciemment sur des fondations de culture littéraire et s’en émancipant. Le roman d’Alice Seelow s’inscrit dans une veine méprisée de la littérature française, celle de l’imagination, de l’audace à contre-courants – le courant autofictionnel ou nombriliste, le courant historico-repentant ou revendicatif… Au-delà du mérite manifeste du roman, et du talent de son auteur, il convient de saluer une voix hélas marginale.