mercredi 25 septembre 2013

2666 de Roberto Bolaño


Roberto Bolaño, 2666, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Bourgois, 2008, 1024 p. (réédition Folio, 2011)

Six pages de 2666 : la pomme et le taxi 


Il est des livres épuisants. Le poids de l’ouvrage n’est pas en cause, encore qu’il faille s’entendre sur ce « poids », poids physique et poids de la légende. Les deux pèsent. Pèsent « grave ». Pas en cause non plus, sans doute, les sentiments, l’émotion suscités par la lecture. On se perd dans la légende. On sait, on nous l’a assez répété, que Bolaño, malade, mourant, aurait voulu que les publications des cinq parties de l’ensemble soient dissociées ; que l’ouvrage est inachevé mais complet ; qu’on ignore ce qu’il y manque mais qu’il semble n’y rien manquer. On a construit un mythe autour de ce livre, et il n’est nullement question ici de revenir sur ce mythe, roman magistral, premier grand roman du XXIe siècle, étude du Mal en vraie grandeur, mélange des genres. Autant d’affirmations infirmées çà et là, autant de polémiques que de « critiques ».
  
Renonçons à donner une idée d’ensemble de l’ouvrage, dont la quatrième de couverture de l’édition Bourgois nous assène que « 2666 offre un parcours abyssal à travers une culture et une civilisation en déroute », précisant que « l’entreprise de Bolaño est ambitieuse ». Maîtrisons notre ambition face à ce texte, et regardons simplement les pages 971 à 976 de cette édition.

Archimboldi, écrivain invisible, nobélisable, qui est un des fils rouges du livre – on a voulu y voir un démarquage de la figure de Pynchon – se retrouve dans une clinique psychiatrique où « avaient trouvé asile tous les écrivains disparus d’Europe ». La description de cette clinique est à l’évidence métaphorique. « Les écrivains disparus se trouvaient dans la salle à manger, en train de dîner et de regarder la télévision, qui à cette heure-là donnait les informations. Ils étaient nombreux, et presque tous français, ce qui étonna Archimboldi, qui n’aurait pas imaginé qu’il puisse exister autant d’écrivains disparus en France ». Le lecteur tressaille, sursaute, bondit. Dans les 971 pages précédentes, on a exploré les recoins les plus sombres du monde ; on est passé par Londres, Paris et Madrid où l’on a pu prendre la mesure de la pantalonnade des colloques universitaires ; on était à Santa Teresa, au Mexique, dans l’enfer des maquiladoras ; on a égrené la lente et terrible litanie des femmes assassinées ; on a… et puis on a encore… Et voilà que tout d’un coup six pages sur mille vingt-quatre émergent de l’ensemble. Six pages qui vibrent, six pages qui pourraient être sans peine sorties de l’ouvrage et considérées comme une nouvelle, comme une fable. Six pages qui, sous couvert de farce, nous poignardent.

Les chambres de la clinique dans laquelle se trouve Archimboldi sont « ascétiques, avec un petit lit, une table, une chaise, une télévision, une armoire, un réfrigérateur de petite dimension et une salle de bain avec douche ». Les chambres sont toutes identiques, l’écrivain le constate lorsqu’il se rend chez l’essayiste qui l’a attiré dans ce lieu. Dans la chambre de l’essayiste, cependant, sur la table de chevet, il y a « une pomme posée sur un plateau blanc ». La pomme sur le plateau, dans un ouvrage foisonnant dont on nous dit qu’il parle du Mal, voilà qui éveille un petit écho d’homme chassé du paradis. « La nuit, cette pomme sent, dit l’essayiste. Lorsque j’éteins. Elle sent autant que le sonnet des voyelles. Mais tout fait naufrage, à la fin, dit l’essayiste. Naufrage dans la douleur. Toute l’éloquence vient de la souffrance. – Je comprends, dit Archimboldi, même s’il n’y comprenait goutte ». On pourrait – on devrait – en rire. On est terrassé. Terrassé tout autant par l’incompréhension de l’écrivain-modèle, de l’écrivain-phare, que par l’évidence de l’image de cette pomme – que l’on imagine aisément peinte par Magritte – dont l’odeur est celle de la poésie rimbaldienne.

Archimboldi est arrivé dans cette clinique psychiatrique en taxi, « taxi délabré, conduit par un chauffeur qui parlait tout seul ». L’écrivain, agacé, intime au chauffeur de se taire. Lorsqu’il s’échappe de la clinique, Archimboldi retrouve le même taxi sur la place de la gare : « le chauffeur n’était pas là, mais en passant à côté de la voiture Archimboldi vit une masse sur le siège arrière qui s’agitait et de temps en temps criait ». Remontons huit cent quatre-vingt trois pages en arrière, et souvenons-nous : ce premier mouvement de l’ouvrage, intitulé « la partie des critiques », met en scène quatre universitaires qui tous travaillent sur l’œuvre d’Archimboldi, le Français Pelletier, l’Espagnol Espinoza, l’Italien Morini et l’Anglaise Norton. Petit monde étroit, monomaniaque, se donnant des airs d’émancipation et de modernité en faisant ménage à trois et laissant éclater une violence terrifiante face à un chauffeur de taxi pakistanais qui a le tort de s’égarer dans « le labyrinthe de Londres » et traite plus ou moins ouvertement Norton de pute. Pelletier et Espinoza massacrent le Pakistanais sous les yeux de Norton. Cette scène est placée sous le signe de la littérature. La dispute éclate à propos du terme de « labyrinthe », que les universitaires associent immédiatement à Borgès, puis le chauffeur est massacré, entre autres, aux cris de « tiens ça c’est pour Salman Rushdie ».

Le chauffeur de taxi. Pour l’écrivain comme pour les chercheurs qui sans relâche fouillent son œuvre et cherchent à le débusquer, il est la figure expiatoire de… d’on ne sait quoi, au fond. Ce dont on est sûr, en tant que lecteur, c’est qu’il s’agit de littérature. Là où l’on se prend à hésiter, c’est sur l’image de cette littérature. Que l’on cogne sur le chauffeur à cause de Borgès, ou que l’on soit agacé par la logorrhée d’un autre chauffeur qui vous emmène à l’asile des écrivains disparus, critiques et auteur restent énigmatiques. Et le lecteur dubitatif.

Gros-Câlin de Romain Gary (Emile Ajar)



Gros-Câlin, Romain Gary, Folio (édition anniversaire), novembre 2012, 304 pages.

Il y a quelque chose de gênant à écrire, en tête de cet article, «Gros-Câlin de Romain Gary». Quelque chose qui relève de l’impossible, mais comme le dit le narrateur Cousin dans le roman : «c’est la fin de l’impossible, à quoi j’aspire de tout mon être», alors… Car Gros-Câlin, c’est la naissance d’Émile Ajar. Combien déjà ont glosé sur cette assertion ? Ne rajoutons, donc, à cela, que ce qui tient de l’attachement. «Je m’attache très facilement», un des leitmotive du roman. On s’attache – la lectrice s’est attachée –, à l’édition Folio de septembre 1981, avec sa couverture d’évidence, la souris Blondine dressée sur ses pattes arrière, posée sur le dos d’une main dont le pouce et le poignet sont recouverts d’écailles de python. C’est l’édition de la découverte. Le nom de l’auteur est bien Émile Ajar. Dans les éditions successives, on changera la couverture – la vedette deviendra le python, et non plus la souris –, on gardera les deux noms pendant un temps (Emile Ajar apparaîtra entre parenthèses,  puis disparaîtra tout à fait). Gros-Câlin de Romain Gary, donc. Soit.
   
On connaît l’argument du roman : un type – il se nomme Cousin – crève de solitude dans le Grand Paris, et adopte un python. Il est amoureux d’une collègue de bureau, la guyanaise Mlle Dreyfus. Il va parfois voir «les bonnes putes», qui ont tout des bonnes sœurs. Mais l’argument, s’il n’est pas rien, n’est pas l’essentiel. Gros-Câlin, c’est une écriture. Et une gifle de lecture.

Romain Gary a expliqué la nécessité de publier sous pseudonyme – et à l’insu de son éditeur – à cause de «la gueule qu’on [lui] avait faite». Romain Gary, quoi. Le Compagnon de la Libération,  le consul, l’auteur des Racines du ciel. Gary ajoute que le pseudo s’est imposé « à cause de la nature même du livre ». Cette «nature du livre», elle est sans doute dans le retournement systématique de la langue, dans le dévoilement d’une intimité – celle du personnage narrateur – qui passe par le contre-pied systématique et le bousculement du lecteur. Il y avait déjà cela, dans Tulipe, en 1946, mais nous avons dit que nous ne gloserions pas. Gros-Câlin, c’est une gifle, une vraie bonne baffe au lecteur, un aller-retour qui nous sort de la syncope. Le retournement du langage est un dévoilement. Un dévoilement de ce qu’est  la société, de la place de l’homme dans cette société, de l’absurdité d’être au monde dans un monde absurde :
   
« Avant madame Niatte, j’avais une femme de ménage portugaise, à cause de l’augmentation du niveau de vie en Espagne ».
   
« Je vais toujours au cinéma pour voir les vieux films de Charlot et rire comme si c’était lui et pas moi ».
   
« Je pense que […] le monde souffre d’un excès d’amour qu’il n’arrive pas à écouler, ce qui le rend hargneux et compétitif ».
  
« Chacun de nous est entouré de millions de gens, c’est la solitude ».
   
Mais le problème des citations, c’est qu’elles peuvent passer pour des « bons mots », de ceux que l’on jette en société, justement. Or, dans le roman, ce langage décalé, brillantissime, est une entreprise à part entière. TOUT le texte est ainsi bâti, cousu à petits points, magistralement salvateur. C’est de l’élégance à l’état pur, un grand bol de désespoir qui fait du bien, au fond. C’est de l’art, dont on ne se demande plus s’il est grand ou pas. C’est de l’art, qui révèle et réveille, qui ne questionne pas mais donne des réponses, des réponses humaines, pas linguistiques ou littéraires, mais simplement humaines. Il y a, derrière ce texte, un type qui est nous, qui a publié sous divers noms, qui a sa propre histoire et son propre désespoir, son humanité propre, disons-le ainsi, mais ce type-là, l’écrivain, le consul, l’époux de Jean Seberg, le fils de sa mère, etc., etc., c’est nous. C’est nous tout simplement parce qu’à partir d’une singularité il nous dévoile tous : « quelqu’un à aimer, c’est de première nécessité ». Voilà, tout est dit.
   
Le python est une abstraction. Une métaphore, si on veut. Mais surtout une abstraction. Une abstraction tangible, encombrante et sauvage – il faut le nourrir de souris vivantes –, civilisationnellement signifiante. Un serpent. Une bête à peu près unilatéralement reconnue comme répugnante. Mais « les pythons ne sont pas vraiment une espèce animale, c’est une prise de conscience ». De quoi faut-il prendre conscience ? Que « 2 = 1 », voilà l’équation. Qu’il ne suffit pas d’être au monde pour être né, que pour naître il faut quelqu’un à aimer, et que « quand on a attendu l’amour toute sa vie, on n’est pas du tout préparé ». Et donc, le python. Car un être entouré de dix millions de personnes dans le Grand Paris n’est qu’un « bifteck ». C’est l’amour qui fait dire à Cousin, alors qu’il vient de prendre l’ascenseur avec Mlle Dreyfus, et que, ô miracle, il y a eu entre eux deux un semblant de conversation :
   
« J’ai vu soudain sur l’étal de toutes les boucheries la viande qui chantait d’une voix qu’elle s’était enfin donnée elle-même. Il y eut même soudain, au vu et au su, une telle hausse de la qualité de la viande, que l’on put enfin distinguer le bœuf de l’homme ».
   
On peut dire tout cela autrement, bien entendu. On peut difficilement le dire plus « vrai ».Gros-Câlin, c’est ça. Cette vérité-là. La vérité de la langue, de l’image, de la chair et de la boucherie, du serpent et de la prise de conscience. Il en faut, du désespoir assumé, pour arriver à ce langage-là, dans la plus banale des situations romanesques. 

L’humour est l’avenir de l’homme : « Vers onze heures, le désespoir me saisit, ce qui est très rare chez moi, car je suis peu exigeant et n’ai pas le goût du luxe ». Dans Clair de femme, on a droit aussi à de tels uppercuts. Sans doute parce que Gros-Câlin est déjà passé par là. La lucidité de Cousin, cette lucidité qu’il nous assène à grands coups de litotes, d’antiphrases, d’euphémismes, est une manière de main tendue. Il y a de l’universel dans Gros-Câlin, plus encore que dans La Vie devant soi, que dans L’Angoisse du roi Salomon – nous mettons de côté Pseudo, pourtant notre Ajar préféré, pour d’autres raisons romanesques et destructrices. Il y a de l’universel dans cette description de la condition humaine, dans le retournement du langage, dans le renversement du viril. Foin de piédestal, mais affirmation de la faiblesse générale. Il ne s’agit ni de gagner ni de perdre. Personne ne sortira vainqueur de l’aventure, il n’y aura pas de survivants, nous le savons tous. Le personnage de Cousin, et son python – mais Cousin est aussi le python, n’est-ce pas ?, celui qui avale tout cru les souris blanches – sont des « marqueurs ». Aucune lutte entre le bien et le mal, entre l’en-haut en l’en bas, entre le noir et le blanc, l’avant et l’après. Simplement la quête évidente de l’amour. Gros-Câlin, universel, intemporel. Désespérant d’alacrité.
    
NB : cette édition Folio anniversaire propose en appendice le dernier chapitre originel du manuscrit. Qui n’apporte presque rien, qui ne change pas grand-chose, à la vérité du roman. La volonté de Romain Gary est en tous points respectée, car l’ultime chapitre est présenté « à part ». 


Nul n’est à l’abri du succès de Pascal Garnier



Nul n’est à l’abri du succès, Pascal Garnier, Zulma, 2012 (première publication : 2001), 145 p.

Jean-François Colombier – Jeff – est écrivain. Petit écrivain sans réelle ambition, père incompétent, tout juste séparé d’une Hélène pleine de vie. Lui, Jeff, la vie, il fait avec. Et voilà qu’on lui décerne un grand prix littéraire, qu’il se retrouve sur un plateau de télévision pour une émission qui rappelle Apostrophes, qu’on le ballote de salon du livre en signatures en librairies, qu’il se remarie avec une jeune femme délicieuse… Le succès est là. La reconnaissance, l’aisance. Le bonheur, peut-être. Pour Jeff, cette situation est inconfortable, voire insupportable. Quand on n’est pas prêt, on n’est pas prêt, quoi. Quand on n’est pas fait pour « ça » – et mettons sous ce « ça » tout l’allant nécessaire à un changement de cap, la vitalité, l’espoir, la confiance en soi… – on prend la tangente : « Quant au bonheur… il vous tombe dessus le jour où vous vous y attendez le moins et, par manque de préparation, vous écrase aussi sûrement que le pire des malheurs ».
    
Les gares sont les lieux où se brassent à part égale les destins les plus étroits et les faillites les plus magnifiques. Dans les gares, les paumés ne sont en partance pour nulle part, ils échouent au buffet, attendent que passe un temps immobile, feuillettent un roman qu’ils ne liront pas vraiment, qu’ils ont acheté par réflexe : dans les gares, on lit des romans de gare. Jeff est de ceux-là, il vient de quitter sa jeune épouse Ève – « A cinquante ans passés, je fugue comme un gamin de quinze ans et je n’en suis pas fier » –, fuit la province, le confort, la perfection d’un bonheur terrifiant. Le roman de gare que Jeff feuillette au buffet s’intitule Nul n’est à l’abri du succès. Il commence ainsi : « Tu sais, petit, les hommes c’est comme les coffres-forts, ils ont tous les mêmes numéros mais pas la même combinaison » et page 82 on peut lire « Agathe, comme toutes les femmes, avait ses hauts et ses bas mais ce qu’il préférait chez elle c’était ses bas ». 
    
À partir de là, à partir de la fugue et de la lecture du roman de gare, la vie de Jeff s’emballe. Lors d’une escapade à Lille avec son fils, la réalité devient improbable, les événements s’enchaînent suivant des lois mécaniques, horlogères. Jeff va croiser une Agathe qui porte des bas, un faux avocat victime du thalidomide – une figure à la Danny DeVito dans le film de Coppola L’Idéaliste – qui l’aborde en lui citant l’incipit du roman de gare… Il va se faire tabasser, danser sur Les Roses de Picardie avec une vieille folle, tuer quelqu’un… Nul n’est à l’abri du succès est un petit bijou de désenchantement, de construction romanesque, de style. 
    
L’univers de Pascal Garnier est une création. Garnier crée, aucun doute là-dessus. Cette création engendre des situations floues, bancales, décalées. La trajectoire des anti-héros ne suit jamais la ligne droite, ne bifurque jamais à angle droit. L’univers de Pascal Garnier est courbe, voire flottant. Pour le maintenir à flot, il faut une maîtrise parfaite de la construction, et du style. Dans chaque roman de Garnier, le défi est relevé, haut-la-main. Ici, dans Nul n’est à l’abri du succès, la description de cet univers flou passe par l’usage de la métaphore et de la comparaison : « un garçon au visage lustré d’ennui », « un type au teint de serpillière essorée », « elle ressemble toujours à un grand lys blanc courbé mais il faudrait songer à changer l’eau du vase », « accoudé à l’un de ces champignons de formica qui poussent devant les machines à café »… Passe également par la volonté non de surprendre, mais de révéler. Le lecteur entre dans cet univers en invité choyé. Sans brusquerie. Du travail d’artiste, d’artiste attentionné et chaleureux. Humain, quoi. 

Proust contre Cocteau de Claude Arnaud

   
Proust contre Cocteau, Claude Arnaud, Grasset, septembre 2013, 208 pages.

Ils ont dix-huit ans d'écart, Jean et le « petit Marcel » : Cocteau est né en 1889, Proust en 1871. Ces dix-huit ans d'écart ne sont pas tout à fait une génération. Pourtant, l'aîné nous a légué un monde historiquement et socialement révolu, tandis que du cadet il nous reste le trait parfait des dessins, intemporel, et les émerveillements cinématographiques, intemporels eux aussi. Il semble qu'un siècle les sépare, au moins. Disons que c'est là l'impression du non spécialiste. Proust et Cocteau, pour tout non lecteur ou lecteur lambda, ce sont des noms. Le nom de celui qui a écrit À la recherche du temps perdu, le nom du réalisateur d'Orphée et de La Belle et la Bête. Pour le lecteur lambda ++, Proust et Cocteau évoquent les salons, l'amour voué à la mère – ce qui les rassemble – et le confinement ou le tempérament aérien – ce qui les dissocie. Claude Arnaud, dans son essai Proust contre Cocteau que publient les éditions Grasset en cette rentrée 2013, s'attache à la relation singulière qui les a unis pendant une douzaine d'années, de 1910 à 1922. Cet essai, qui se lit d’une traite et nous tient en haleine, met face à face – et renvoie dos à dos – deux tempéraments radicalement différents, qui pourtant se retrouvent et s’affrontent dans ce que l’on nommait le snobisme. Pour eux, à l’époque, époque révolue, surannée, le snobisme est un dandysme dévié. Fascination pour les figures « fin de siècle » de ce XIXe qui ne cessera qu’à la guerre de 14. Proust et Cocteau ont hanté, chacun à sa manière, cet « entre-deux » non calendaire.

Cocteau est un ludion. Tout jeune caméléon, il forge son art poétique sur les modèles du temps et aime à se montrer. Sûr de son talent qui ne s’exprimera véritablement que lorsqu’il aura pris son envol, et ses aises, avec ses modèles, il fréquente le milieu qu’il faut fréquenter, les Noailles, Montesquiou, Hahn, Chevigné, Daudet de seconde génération. C’est là aussi le monde de Proust, ce sont là ses propres modèles : Montesquiou en Charlus et Chevigné en Oriane de Guermantes.

Proust est un « romancier virtuel ». Il n’a publié qu’un Jean Santeuil encore trop autobiographique et quelques pastiches qui ne laissent pas encore deviner le monstre littéraire en devenir. Cocteau est sur la brèche. Dans ses poèmes, il imite. On pourrait croire qu’il apprend, qu’il est en apprentissage, mais non, il imite. Ce n’est que bien plus tard, auBœuf sur le toit, ou dans une cabine d’ascenseur où il lira pour la première fois le nom d’ « Heurtebise », qu’il deviendra ce qu’il doit être : un poète du tout (graphisme, roman, poésie, cinéma). Pour l’instant, aux côtés de Proust, il n’est qu’un ludion pas même malicieux. Proust, lui aussi, n’est encore que « le petit Marcel ».

Ces deux-là s’aiment. S’admirent et se jalousent. Proust jalouse Cocteau, jalouse son aisance, sa capacité à se faire reconnaître si jeune. Cocteau… Cocteau est admiratif, sans doute, de l’œuvre proustienne en devenir. Dans l’appartement calfeutré, après que Céleste a inspecté le ludion, reniflé ses mains, dépoudré ses joues, Cocteau écoute Proust lui lire le manuscrit de Swann. Ces deux-là sont contemporains, mais leur temps s’écoule différemment. Cocteau est reconnu tout jeune dans les salons, pour des poèmes qu’il reniera et dont il refusera la republication. Proust est considéré comme un petit snob sans avenir littéraire.

La publication à péripéties du premier volume de la Recherche, et sa reconnaissance, vont inverser le cours de leurs temps respectifs. Voilà que l’on célèbre le petit Marcel, voilà que l’on oublie les débuts fulgurants de Cocteau. Leurs temps respectifs ne seront plus jamais en phase. Claude Arnaud suppose la jalousie, le succès qui monte plus ou moins à la tête. Lorsque Proust est reconnu, il semble que Cocteau soit oublié.

Il y a la blessure Radiguet, le deuil impossible, la vie à reconstruire, d’un côté. Il y a la reconnaissance tant attendue, enfin venue, et son lot de menues mesquineries, de petites revanches, de l’autre côté. Une histoire d’amour qui n’a pas eu lieu, sans doute. Et un regard radicalement différent sur leur « différence ». Cocteau écrira Le Livre blanc – sans le signer – dans lequel il affirmera son homosexualité, tandis que Proust donnera à son narrateur une sexualité acceptable, à rebours de presque tous les personnages de la Recherche.

La rupture n’est pas une rupture. Proust meurt en 1922. Cocteau a encore plus de quarante ans à vivre et à inventer. Les salons seront autres, tout aussi mondains, mais différents. Le XXe siècle aura véritablement donné ses avant-gardismes, ses technologies scénographiques et cinématographiques. Proust n’aura pratiquement rien vu de tout cela. N’aura rien pu ou rien voulu voir. Enfermé. Calfeutré. Lors de sa dernière apparition en public, sous sa redingote d’outre-temps, il ressemble au monde des morts qu’il a ressuscité. Cocteau, lui, découvre enfin sa propre jeunesse. Et relit – si tant est qu’il l’ait jamais lue en entier auparavant – la Recherche comme l’édification a posteriori de ce qui n’est plus.

2013 marque deux anniversaires : le centenaire de la publication de Du côté de chez Swann, le cinquantenaire de la mort de l’auteur de Thomas l’imposteur. La flèche du temps, imparable, ne réunira pas – plus – ces deux géants : le modèle parfait du romancier français unanimement et mondialement reconnu, le ludion génial en pré-purgatoire. L’essai de Claude Arnaud, magnifiquement écrit, scelle la fin du match. Proust contre Cocteau. J’ai mon vainqueur.

***
 Extraits :
« Cocteau, en outre, a une relation plus qu’approximative aux faits, comme Proust le déplora encore devant Céleste sa gouvernante, après 1914. Non seulement il arrange, modifie, exagère, fabule, mais il se ment. Or, Proust voue un culte maniaque à l’exactitude, même s’il la pratique de façon sinueuse ». (p. 46-47)

« L’influence que la Noailles prend sur lui et l’attention croissante qu’il consacre à la Chevigné confirment à Proust que son cadet perd son temps. Devinant artifice et complaisance derrière sa gaieté continuelle, il le met en garde contre l’idolâtrie, l’érudition et le mimétisme, ces péchés qui minèrent sa propre jeunesse ». (p. 93)
   
« Paris en est témoin : Cocteau-le-lièvre a perdu de son allégresse, depuis qu’il a contribué à lancer la tortue Proust ». (p. 116)

Première publication de cet article sur Encres Vagabondes
   

Le Peintre d’éventail d'Hubert Haddad



Le Peintre d’éventail, Hubert Haddad, Zulma, 3 janvier 2013, 192 p.

Peindre des éventails. Entretenir un jardin. Faire du jardin une œuvre parfaite d’équilibre zen, et sur les éventails, calligraphier les haïkus dans le paysage représenté – ou anticipé. Dans son roman, Le Peintre d’éventail, Hubert Haddad nous emmène au Japon, nous y emmène par la main. Nous y sommes. Pas d’exotisme de pacotille, pas de vocabulaire spécifique et plaqué, simplement le Japon, comme une terre de tremblements et de sérénité, de philosophie et de passion, éternel et contemporain. Le roman nous conte une histoire de transmission : Hi-Han, qui ouvre le texte à la première personne, est le disciple de Matabei Reien, lui-même disciple « d’un maître local encore plus humble que lui », Osaki Tanako. Dans le district d’Atôra, au bord de la mer et près des montagnes, une auberge tenue par une ancienne courtisane, Dame Hison, accueille les trois hommes. Ils sont ses employés, Hi-Han commis aux cuisines, Matabei chargé de l’entretien du jardin après la disparition d’Osaki. Dans l’auberge, quelques clients sont des habitués, un couple illégitime, une vieille fille qui parle aux fantômes, un négociant en thé ignorant les bonnes manières.
   
Matabei a quitté le monde urbain après un accident de voiture dans lequel a péri une jeune fille prénommée Osué. Il se réfugie dans l’auberge de Dame Hison, rongé par la culpabilité – « Nul ici n’avait mémoire d’elle. La maison d’enfance d’Osué était maintenant une pension de famille tenue par une ancienne geisha de second rang ». Chez Dame Hison, le temps semble s’être arrêté, c’est la vie moderne et traditionnelle à la fois, on se déplace en voiture, par exemple, mais le paysage autour de son auberge semble immémorial, végétal-minéral-maritime, on traverse une forêt de bambous musicaux et l’on parcourt un jardin précisément entretenu, on contemple le mont Jimura, on entend le feulement des vagues de l’océan et l’on pêche sur le lac Duji, géographie parfaitement imaginaire, plausible et rêvée. Lorsque Matabei reprend la charge de jardinier, il comprend qu’Osaki a peint sur les mille éventails qu’il a laissés dans sa cabane le jardin parfait, qu’il s’agit de déchiffrer, d’agencer et de résoudre, comme une mosaïque ou un puzzle. L’entretien et la contemplation du jardin n’empêchent pas la passion et la sensualité, Dame Hison, et la jeune Enjo, s’offrent.
    
Le jardin de l’auberge est le motif central du roman. Son dessin, son agencement, sont une création que dévoilent les motifs des éventails. Osaki a laissé son enseignement, à décrypter :

« L’exercice de la perspective ne s’arrêtait pas […] au principe des trois profondeurs, ses éventails en témoignaient : par ce qu’il appelait l’ “harmonieux vertige”, il fallait inverser sans cesse l’impression de proche et de lointain à partir du plan intermédiaire, de sorte à désorienter le regard :
        Pourquoi tout ranger ?
l’arbre entre l’herbe et l’étoile –
        harmonieux vertige ».
      
Et puis… et puis… cette nature savamment domptée, philosophiquement et culturellement envisagée, va se voir ravagée par la nature sauvage, dans le troisième tiers du roman. Un certain 11 mars, une vague, puis une autre, et une autre, vont venir tout anéantir. 11 mars… nous savons ce qu’il s’est passé, le 11 mars 2011. Le mot est tu, dans le roman. La catastrophe est une évidence de notre actualité récente, et Hubert Haddad fait confiance au lecteur pour remettre le roman dans un contexte qui n’a pas besoin d’être souligné. Les notations sont ténues, suffisantes : « une distribution de pastilles d’iode », « les bâtiments décapités du complexe de la centrale », « dispersion d’isotopes ».
   
Les origines des personnages renvoient toutes à l’itinéraire du Zen : Japon, Chine, Corée. Le jardin, et la décoration des éventails, offrent un monde codé et déchiffrable, mettent en évidence une démarche philosophique et personnelle, un itinéraire. La rédemption chrétienne n’est pas de mise, ici. Pourtant, dans cette philosophie lointaine qui est aussi une religion, le soin apporté aux corps des défunts apparaît comme universel, comme apparaissent universels l’expiation, l’attention à l’autre, le dépassement de soi, la réflexion sur l’ordre et la beauté.
   
L’écriture d’Hubert Haddad, basée sur la métaphore, le paradoxe, la surprise poétique, acquiert ici une fluidité parfaite, en harmonie totale avec le thème traité. L’ancrage dans l’histoire immédiate va de pair avec les thèmes fondamentaux de l’œuvre entière : le rêve dit la vérité, les apparences nous cachent la vérité, la vérité des hommes est dans la quête de la quête :
   
        « Dès que ses nausées et maux de tête cessaient, Matabei reprenait où il l’avait laissé le legs invisible du vieux maître. Il travaillait à sa réparation avec acharnement dans un monde désert, en réponse au vide qui l’assiégeait. Recomposer un jardin de pensées avec toute la patience de l’intuition, afin qu’un jour pût renaître ou pas le jardin réel… »



NB : paraissent également aux éditions Zulma, en complément du roman, les Haïkus du Peintre d’éventail. Hubert Haddad dit avoir écrit mille haïkus – comme Osaki avait peint mille éventails –, qui sont devenus la chair et la colonne du roman, les haïkus du (des) peintre(s) d’éventail(s). 

Opium Poppy d’Hubert Haddad


Hubert Haddad, Opium Poppy, Zulma, août 2011, et Folio, janvier 2013

   
Hubert Haddad est l’auteur d’une œuvre déjà immense, et c’est un immense écrivain. Son talent, il le déploie sous toutes les formes – essais, poésie, théâtre, nouvelles, romans – et dans tous ces domaines il excelle. Depuis toujours, ou presque. Depuis les années de lycée où, déjà passionné, il créait, avec quelques amis de son âge, ses premières revues littéraires.

Opium Poppy est un roman court et dense. Une histoire contemporaine dont le « héros » est un petit afghan, un enfant qui a quitté la guerre et la vie pauvre des cultivateurs de pavot pour débarquer clandestinement en Europe. Une histoire intemporelle et universelle d’amour fraternel, de combats incompris, de sensualité et de destin tracé. Servie par une langue magnifique, où la métaphore et l’image sont la manière la plus douce, la plus compréhensible, de faire partager le point de vue de l’enfant. « Les visages dans la ville passent comme des nuages ». « La rêverie secrète sa perle noire dans la nuit ». On a envie de tout citer.
   
Kandahar, pashtoune, kalachnikov, kosovar, madrasa… voilà quelques mots exotiques qui font partie de notre quotidien d’actualité. On n’y fait même plus attention, ils sont devenus notre vocabulaire commun, et finalement nous laissent indifférents. Litanie du JT, que l’on écoute comme une litanie, en pensant le plus souvent à autre chose. Sous la plume d’Hubert Haddad, ces mots reprennent force et sens. On est là-bas, dans les grottes des combattants. On regarde « les capsules de pavot en partie dépouillées de leurs pétales qui [dodelinent] au vent comme des têtes d’oiseaux couronnées ». On voit le monde, l’absurdité de ce coin de monde, par les yeux de l’enfant. Cet enfant, balloté par les circonstances, livré à lui-même, on l’appelle « L’Évanoui ». Plus tard, lorsqu’il arrivera en France et qu’on lui demandera son prénom, l’enfant répondra « Alam ». Alam, parce que c’était le nom de son grand frère, Alam-le-borgne, celui qui avait quitté le dur travail de la mine pour rejoindre les combattants. Alam, ce nom qu’à Paris on peut confondre avec Alma.
   
Les chapitres alternent les souvenirs du pays natal – rédigés au passé –  et l’errance d’Alam à Paris – au présent. La confrontation des deux temps et des deux espaces met en évidence une commune absurdité, une fatale fuite en avant. Les figures féminines, par exemple, sont pareillement sacrifiées, qu’il s’agisse de Malalaï, la beauté afghane voilée puis défigurée, ou Poppy, la camée squattant une briqueterie parisienne.

La force de ce roman tient tout autant à l’émotion et à la réflexion suscitées par le choix du sujet qu’à la virtuosité de l’écriture qui sert l’histoire. Virtuosité n’est d’ailleurs pas le bon mot, il induit trop la maîtrise technique. La langue, la phrase, d’Hubert Haddad, sont tout en générosité, en poésie. En partage. Le regard que l’écrivain porte sur le monde, le lecteur fidèle le sait déjà, est celui du « dévoileur » : la réalité n’est pas celle que l’on nous impose, et seule la fiction peut nous guider vers la lucidité. Pour ce faire, l’écriture elle-même se doit de participer à ce dévoilement, à cette révélation d’une vérité cachée sous l’hallucination. Citons un seul exemple de cette écriture élégante, éblouissante, et accordons-nous pour dire que jamais un coin de banlieue parisienne n’avait été décrit, ni détaillé, de cette manière : « A la pointe nord du cimetière de Pantin, coincé entre la zone industrielle des Vignes et l’éventail des voies ferrées qui s’éploie à perte de vue jusqu’à la gare de triage de Noisy-le-Sec, un secteur sans anatomie définie ni existence probante, plus hypnotique qu’une errance dans les périphéries mal famées du cauchemar, recèle au comble de l’égarement un de ces dédales au cordeau dont on ne s’échappe que par distraction, du côté de l’avenue de la Déviation ou du Chemin Latéral ». 

La Femme du futur de François Coupry



La Femme du futur et autres contes paradoxaux, François Coupry, éd. Pascal Galodé, collection «le K», octobre 2012, 416 p.

Son œuvre fictionnelle, François Coupry la décline sous le titre général de «Recréations du monde», et sous trois sous-titres : «Les Contes paradoxaux», «Les Cosmogonies», «Les Souterrains de l’Histoire». Ces intitulés nous suggèrent d’emblée, à nous, lecteurs, une ampleur inhabituelle, une ambition littéraire et imaginaire. Une sorte de décryptage fictionnel du monde – eh oui ! Une aventure… Recréer, tout de même, ce n’est pas rien. Mais si le romancier ne prend pas la place de Dieu, il n’est pas grand-chose… Dans le roman, dans la fiction, tout doit être possible, tout est possible, et surtout le retournement des évidences. Les Contes paradoxaux, comme leur titre l’indique, traquent l’opinion contraire à l’opinion générale. L’entreprise est immense, salutaire, essentielle.
  
Dans La Femme du futur, François Coupry nous offre trois contes qui jusqu’à aujourd’hui étaient indisponibles et un conte inédit, qui donne son titre au recueil. Voilà une magnifique occasion de revenir sur l’œuvre d’un écrivain hors-normes, auteur d’un essai-pamphlet, Notre société de fiction (Le Rocher, 1997) qui remettait les pendules à l’heure de l’imaginaire.
   
Le paradoxe est un bienfait, une manœuvre salvatrice de l’esprit humain, en général enclin à se laisser aller au bon sens commun, cet aveuglement collectif. L’exercice peut être philosophique, mathématique, psychologique. Chez Coupry, le paradoxe s’exerce sur le mode humoristique et quotidien, et nous entraîne au-delà de la simple lecture récréative. DansJour de chance, un coupable ne parvient qu’à rester innocent. Ses premiers mots nous jettent tout de suite dans le bain douloureusement paradoxal : « Il doit y avoir un problème. C’est curieux, mais personne ne veut admettre que… »
  
Dans Nos amis les microbes (conte paru initialement sous le titre Une journée d’Hélène Larrivière), le point de vue narratif est celui des microbes. L’incipit est magistral : « Une idée court (a-t-on vu courir une idée ?) chez notre peuple : on vivrait à l’intérieur de quelqu’un. Cette idée, on ignore de quelle expérience elle est née, ou de quelle phénoménale intuition, mais on peut affirmer qu’elle demeure dure comme plomb dans nos esprits ». On est ici au-delà du point de vue de Grégoire Samsa. On envisage le corps – le corps de la femme – comme un pays, une terre à explorer, une prison dont on ne fait pas le tour.
  
Dans Ventre bleu, les premiers mots du narrateur se réfèrent également au corps : « J’ai hésité beaucoup avant d’entrer en maladie, d’entrer à la clinique. J’étais un homme courant, les yeux verts, les cheveux pleins d’épis, m’usant à petits pas, comme si mon corps m’appartenait, aujourd’hui, sur cette planète Terre, quand on s’aperçoit que plus rien ne tient, ni les idées, ni les économies ». On ne saurait être plus… observateur…, lucide… Qui peut affirmer que tiennent debout les économies et les idées, par les temps qui courent ? La seule façon – disons, une des façons, mais celle de Coupry est la plus réjouissante : puisque nous sommes au bord du gouffre et ne pouvons qu’avancer, autant opter pour la riante lucidité –, la seule façon, donc, d’affronter l’inaffrontable est de retourner l’évidence. De s’en remettre au paradoxe. Dans Ventre bleu, le narrateur n’est heureux qu’en clinique. Lorsqu’on lui apprend que son cas est grave, il s’en trouve « heureusement très inquiet ». 
  
Le dernier conte du recueil, La Femme du futur, est un inédit. Le titre évoque – éventuellement – L’Ève future, mais le propos est autre. Ce texte, très contemporain, ou immédiatement futur (l’héroïne est asiatique, comme si l’axe culturel et économique avait déjà définitivement basculé) nous plonge dans un monde exacerbé, une sorte de « réalité augmentée » au carré, ou au cube. Mais il ne s’agit pas de science-fiction. La fiction selon François Coupry se situe ailleurs dans l’espace littéraire. Les époques se mêlent, la flèche du temps est abolie. Nous sommes dans un monde merveilleux et terrifiant, celui de la télé-réalité et de l’impossible, de l’économie rêvée et de la politique renversée : on possède de l’argent mais on ne le gagne pas ; la mort est autre chose que ce qui nous effraie ; les rapports sociaux sont revisités. 
  
« Anna, moi j’ai osé pénétrer derrière les façades : au-delà des apparences, je ne vis pas l’étincelante vérité. Anna, derrière les façades des banques, il n’y a que des bureaux vides, des étages et des étages vides […] Nul ne m’a empêché d’enquêter, nul ne m’a barré l’entrée : comme si ce secret que je découvrais était si évident que ce n’était plus un secret, uniquement une grotesque lapalissade que tout le monde devrait savoir. Et que donc on ignore, en notre béatitude endormie ».

La « béatitude endormie », c’est bien contre cela que lutte, littérairement, François Coupry. Toutes ses fictions envisagent la réalité sous l’angle du faux-semblant. Ce n’est pas pour rien qu’il est un des piliers du groupe de La Nouvelle Fiction – groupe littéraire formé autour de Frédérick Tristan, dans lequel on trouve, ou trouvait, Francis Berthelot, Jean Claude Bologne, Patrick Carré, Georges-Olivier Châteaureynaud, Hubert Haddad, Sylvain Jouty, Jean Lévi, Jean-Luc Moreau, Marc Petit. 
La Femme du futur est publié dans la collection « Le K », chez Pascal Galodé. Cette collection est une bouffée d’air frais dans le paysage « littéraire » ambiant. Voici le début de la note d’intention de cette collection : « L’insolite, la fantaisie, le merveilleux, le fabuleux, le fantastique, l’irrationnel, le goût du faux, du jeu, du décalage sont des vertus dont la littérature académique, en France, se méfie, qui préfère s’arcbouter sur la psychologie sociale ou les épreuves subjectives soi-disant vécues ». On ne saurait mieux dire. La production littéraire ambiante et reconnue a des allures d’art pompier. La fiction, la vraie, la libre et salutaire fiction, c’est chez Coupry, entre autres, qu’il faut aller la dénicher. On y respire autrement. 

Fermé pour cause d'Apocalypse de Jean Claude Bologne



Fermé pour cause d’Apocalypse, Jean Claude Bologne, éditions Pascal Galodé, collection « Le K », 23 mai 2013, 114 pages.

L’Apocalypse est pour demain, pensait-on, en décembre 2012. Le calendrier maya était formel. C’est du moins ce qu’affirmaient quelques illuminés, dont la presse mondiale s’était fait le relais. L’un des motifs – sans doute le plus farceur – du dernier roman de Jean Claude Bologne, Fermé pour cause d’Apocalypse, est la date du 21/12/2012. Lorsque Léon-Joseph Massoulat, syndicaliste virulent, arrive aux portes de l’Enfer, « l’apocalypse avait bien été programmée, la fin des temps décidée, le jugement universel précipité ». L’Enfer se prépare à accueillir le flot des nouveaux entrants, mais Massoulat « se sentait l’Élu, l’avocat des pauvres comme devant les prud’hommes. À force de tracasseries administratives, de bon sens buté et de mauvaise humeur, il serait le grain de sable dans la vaste machinerie de l’apocalypse ».
Explorer l’Enfer, et un p’tit coin du Paradis, voilà à quoi est convié le lecteur dans ce roman en forme de farce érudite. On retrouve au fil des pages les démons et Cerbère, le Père-le Fils-le Saint-Esprit en grande discussion, les Danaïdes et les Harpyes. Et on découvre un Léon-Joseph Massoulat qui continue sa mission syndicaliste dans l’au-delà.

Car l’Enfer n’est pas sûr. Question sécurité, ça laisse tout de même à désirer. On trébuche sur les pavés disjoints des bonnes intentions, on ne trouve nulle part d’extincteurs, de portes coupe-feu, d’issues de secours. Massoulat refuse de signer le registre d’entrée avant que les lieux soient mis aux normes. Et en Enfer comme partout, lorsqu’on veut déposer des réclamations, il faut en passer par l’administration. Là-bas-en-bas, c’est le docteur Ménofauste qui est chargé de la sécurité infernale. Et là-bas-en-bas comme partout, l’administration est lente à se mettre en branle, même si « une semaine n’est rien sur l’agenda de l’éternité ». Alors Massoulat patiente, dans une espèce de village-fantôme en ruines et grisaille qu’il baptise « Oradour-sur-Styx », s’interrogeant sur les circonstances de sa mort, et sur les étranges plaies dont son corps est parsemé. Il trouve dans des caisses des ossements éparpillés façon puzzle, et pour passer le temps, reconstitue les squelettes. L’assemblage est surprenant : le corps d’un gros chien comporte une septième cervicale disposant « d’un triple processus articulaire sur lequel s’appuyaient trois séries de six vertèbres » ; dans une autre caisse les pièces du casse-tête révèlent des phalanges « aussi longues que des cubitus qui devaient supporter les membranes chitineuses de grandes ailes »… Massoulat est en train de reconstituer Cerbère, les Harpyes, les Gorgones…
  
Fermé pour cause d’Apocalypse est une fable érudite menée sur le ton de la farce. Mais lorsque Massoulat rencontre une vieille femme en voile bleu qui porte à grand-peine un seau rempli d’eau, le propos se recentre sur la condition humaine, sur les conséquences de nos actes, sur l’attention que les hommes portent à leurs semblables et à leurs amours. Les femmes qui ont partagé la vie du syndicaliste ne sont pas étrangères à son arrivée en Enfer. En attendant de signer – ou pas – le registre d’entrée, Massoulat repense à sa vie terrestre, en mesure les excès et les défaillances.

Le lecteur familier des romans de Jean Claude Bologne retrouve dans Fermé pour cause d’Apocalypse la flèche de l’œuvre entière : la douleur des femmes, l’interrogation théologique et philosophique, la mise en parallèle du quotidien politique et séculier – disons-le ainsi – et de l’aspiration mystique. Mais un mysticisme athée – c’est le titre d’un de ses essais – qui tend à la transcendance sans passer par un dieu. Pour Bologne, l’Homme est prêt, les dieux peuvent lui lâcher la main, il sait marcher, ça y est. L’Histoire humaine est l’histoire d’une trajectoire d’émancipation. Dans l’Ancien Testament dominait un Dieu vengeur. Dans le Nouveau se révélait un Dieu d’amour. L’un des fils conducteurs de l’œuvre romanesque de Bologne est le Troisième Testament, ce livre écrit et effacé, qu’il faut récrire et qui s’effacera, palimpseste de palimpsestes. Cette transcendance, cette révélation intime d’un dieu humain et de dieu en nous, quelques figures, pour Bologne, en ont été porteuses : Lautréamont, Mallarmé, Jarry, Cros, Beethoven… Musique et Poésie. Mais cette révélation intime est portée aussi, dans ses romans, par des personnages quotidiens, un courtier en assurance, un apprenti-comédien… ; ou historiques, le frère de Voltaire, Lambert le bègue… Dans Fermé pour cause d’Apocalypse –  qui par le ton rappelle Sans témoins, roman érotico-théologique – le personnage de Léon-Joseph Massoulat qui a toujours œuvré dans l’ici et maintenant, « en son âme et conscience », est confronté à la vérité de l’être et du faire : « c’est peut-être cela, oui, l’antéchrist, non pas celui qui fait le mal, mais par qui il n’y a plus de bien, ni de mal, juste une question, le miroir d’une question face à l’énigme d’être soi-même. C’est dans ce miroir que nous vivons. Nul n’a le droit de le briser ». L’Apocalypse n’est pas la fin du monde, c’est une révélation. Si l’Enfer – et le Paradis – sont fermés pour cause d’Apocalypse, c’est sans doute une bonne nouvelle : la bonne nouvelle de l’homme révélé. Le roman se clôt au bord de la résolution : « Il n’y avait pas d’autre choix, sinon celui de refuser le choix […] Il était 23h59 ».

Dans ce court roman, le ton de la farce n’occulte en rien la qualité littéraire ni le fond culturel. La langue est belle, souvent portée par l’allitération (« clique cléricale complice de la cabale capitaliste ») et l’affirmation poétique (« L’Enfer n’est composé que des mots qui le décrivent », « les cris se calmèrent et l’air se défroissa »). On joue sur les majuscules et les petites capitales dans une discussion théologique. Les références culturelles (Harpyes, Danaïdes, Trinité, voile bleu de la Vierge) vont de soi, l’auteur fait confiance à son lecteur. Les clins d’œil sont nombreux : Ménofauste est un personnage de l’autobiographie fictive de Bologne L’Arpenteur de mémoire ; il est fait allusion au président de la Société des Gens de Lettres (Bologne est l’actuel président de la SGDL) ; on règle son compte en passant aux best-sellers de Dan Brown (« La mode, en 2011, était aux illuminati, avec ce cachet latin qui leur donnait un faux air médiéval. Pendant un an, ils avaient détrôné le prieuré de Sion, sans pour autant mettre en péril les piliers des théories du complot, templiers, cathares ou Rose-Croix. Derrière les illuminati, d’ailleurs, on ne tardait pas à retrouver les francs-maçons, best-sellers indétrônables des révélations estivales »).


Le plaisir que l’on prend à lire Fermé pour cause d’Apocalypse s’enracine dans le rire franc et la réflexion surgie, dans la complicité que l’auteur crée avec son lecteur, par l’allusion partagée. On s’amusera des pipes qui parsèment le récit (celles de Staline, Brassens, Holmes, Simenon, Haddock), du web infernal auquel on accède à partir du vieil ordinateur d’un démon-planton, et de bien d’autres choses encore. On réfléchira à la douleur des femmes (cf. le magnifique paragraphe de la page 80), au sens des mots « liberté » et « vie », « engagement » et « amour ».

Le Courtier Delaunay de Georges-Olivier Châteaureynaud – 2



« Le Courtier Delaunay » est une nouvelle de Georges-Olivier Châteaureynaud parue dans le recueil Le Jardin dans l’île, Zulma. (Prix des éditeurs 2006)

Pour Edward Gauvin

Si l’on replace la nouvelle dans la perspective générale de l’œuvre de Châteaureynaud, Le Courtier Delaunay développe plusieurs des thèmes récurrents de l’auteur : la brocante, le désir de postérité, le monde reflété, la réflexion sur le genre fantastique… par exemple. À la relecture de la nouvelle, hors-contexte (disons-le ainsi), la part symbolique est soudain plus évidente. Essayons de lire et voir le texte avec un œil neuf…
    
Rappelons l’argument : Edmond Thyll, antiquaire, reçoit la visite dans son magasin de Delaunay, un découvreur hors-pair d’objets difficilement trouvables, voire impossibles à dénicher. Delaunay ne travaille que pour un antiquaire à la fois, et son précédent employeur vient de mourir. Thyll embauche Delaunay et les affaires prospèrent. Surpris de la facilité avec laquelle son courtier répond à toutes ses commandes, Thyll va tenter de percer le « secret » de Delaunay.
   
Il n’y a que trois personnages actifs dans la nouvelle : l’antiquaire Edmond Thyll – le seul à avoir un prénom –, le détective Lambert, et le courtier Delaunay. Thyll est un nom qui sonne comme l’abréviation de « tilleul » ; Delaunay signifie, entre autres, «qui vit près d’un bois d’aulnes» : souvent les patronymes masculins, dans les textes de Châteaureynaud, renvoient à des noms d’arbres – Macassar, Tremble, Frêne – toujours sans prénom – si ce n’est Olivier Frêne, qui cumule les allusions végétales dans le nom et le prénom. Le brocanteur emblématique de l’œuvre s’appelle Bogue – enveloppe de la châtaigne –, ce personnage apparaît en 1989, dans la nouvelle Un royaume près de la mer. Dans les textes précédant Le Courtier Delaunay, on a déjà croisé des vendeurs d’ancien, dans Là-bas dans le sud, par exemple. Dans Le Courtier Delaunay, Thyll, qui est homosexuel, a un prénom – Edmond.
   
Le monde de la brocante et des antiquités est toujours lié à l’enfance, et au rêve. Dans La Faculté des songes, Jean-Jacques Manoir retrouve aux Puces les jouets qui lui rappellent son enfance détruite. Dans Un royaume près de la mer, le brocanteur Bogue emmène son fils sur les lieux où, enfant, il passait ses vacances. Le même Bogue, dans L’Autre Rive, est l’un des pères putatifs de Benoît, ce père qui lui a manqué dans son enfance… Quant aux songes… le brocanteur Rosario, à Algésiras, procure au narrateur de Là-bas dans le sud des gravures qui représentent ses rêves.

Dans Le Courtier Delaunay, l’antiquaire Thyll n’est pas le pourvoyeur de souvenirs ou de rêves. Le motif prend une dimension supérieure avec la figure mystérieuse du courtier. Il apparaît dans la boutique de Thyll et l’antiquaire s’écrie « Ah ! Ainsi, vous existez ? » Ce à quoi le courtier répond « Il faut croire ». Cette « apparition » place le texte sur le terrain de la foi, et de la révélation. Delaunay est celui qui accomplit des tâches impossibles, il fait de vrais miracles. Sa légende s’est répandue dans toute la ville, c’est un être quasi mythique, dont on parle avec respect. Les objets qu’il trouve semblent « sortis du néant ». Il fait ses livraisons en « huit à dix jours », « trois ou quatre fois par mois ». Presque – mais presque seulement – comme un dieu qui créerait son monde en six jours et que l’on honorerait le dimanche (c'est-à-dire, peu ou prou, quatre fois par mois).
   
La métaphore passe très vite, dans le texte, du religieux au strictement symbolique. Les rapports entre Thyll et Delaunay tiennent des relations père/fils (après une brève allusion « peut-être étais-je amoureux de Delaunay »), ou tout au moins parent/enfant. Le courtier apparaît dans la vie de l’antiquaire après que son précédent employeur Raymann est mort. Thyll soupçonne que « Rayman était mort sans rien connaître des secrets de son courtier ». La toute-puissance de Delaunay est expliquée de façon fantastique, par l’intrusion dans un monde reflété. Mais le secret que cherche à percer l’antiquaire Thyll peut-être déchiffré d’une autre manière. Plus que vers Kafka, c’est vers Borgès, une fois encore, que l’on se tourne. Dans La Secte du Phénix, l’auteur argentin s’emploie à décrire l’acte sexuel de façon toute détournée, malicieuse. Il couche ainsi sur le papier un traumatisme infantile, dont il dit lui-même, dans un entretien à Ronald Christ en 1968 : « La première fois que j'ai entendu parler de cet acte [= la copulation], quand j'étais petit garçon, j'ai été scandalisé à l'idée que ma mère et mon père l'avaient accompli ». Thyll cherche à percer le secret de Delaunay en faisant appel à un détective privé, après que le courtier lui a apporté un objet impossible à trouver – croit-il –, « une tabatière dont le couvercle s’ornait d’une gravure représentant, non une scène de chasse ni un tableau libertin, motifs trop courants pour embarrasser un limier de sa force, mais un sémaphore érigé au sommet d’une colline, au cœur d’une riante campagne ». La symbolique sexuelle est à peine voilée : sémaphore masculin « érigé » au sommet d’une colline, ce qui, pour le coup, peut-être lu comme « un tableau libertin », ce que l’antiquaire dit ne pas vouloir évoquer… Le détective Lambert a déjà été embauché par Thyll, auparavant, « à l’occasion d’une affaire sentimentale ». Tout se tient. Mais là où Thyll parle de « sentiments », le lecteur voit « acte sexuel ». Le détective fait chou blanc, et c’est bien l’antiquaire lui-même, seul dans l’appartement du courtier, qui déniche le secret de Delaunay, dans la table de nuit près du lit. Le journal du courtier. Lorsque Delaunay vient demander des explications à l’antiquaire, on perçoit sous le dialogue l’évocation de la scène primitive : « Pourquoi avez-vous fait cela ? – Je voulais savoir. À présent je sais ». L’enfant Thyll sort brusquement de l’enfance, propulsé dans le monde adulte et sexué. Et Delaunay « continue sans nul doute à écrire au jour le jour, à la nuit la nuit, au retour de ses expéditions ».
   
Mais cette lecture n’est, en soi, pas très captivante. Pourquoi lisons-nous ? Certainement pas pour dénicher sous le texte les relents psychanalytiques ! Le plaisir pris à la lecture du Courtier Delaunay tient avant tout de la jubilation littéraire. Le lecteur est emporté dans un imaginaire (entendons par là un territoire) où se dévoile aussi, et surtout, le pouvoir de l’écriture. La nouvelle peut être qualifiée de fantastique, si l’on veut. Nous préférons le terme « onirique ». Tout s’y déroule comme en rêve, la quête hallucinée de Thyll comme les incursions dans l’ « ailleurs », dans le monde reflété, de Delaunay. Le Rêve, voilà bien la matière-même des textes de Châteaureynaud. Même au plus fort de la confession autobiographique voilée, c’est toujours du rêve qu’il s’agit, c’est toujours lui qui gouverne et explique le monde, qui répond, autant que faire se peut, à la foutue question « mais qu’est-ce que je fais là ? » Il y a, dans Le Courtier Delaunay, comme un écho de manifeste : « Ce n’est qu’on roman ! – Un roman fantastique, alors. – C’est ça. Un roman fantastique. […] Il m’a été inspiré par mon métier […] Qu’en pensez-vous ? » Oui, tiens, qu’en pensons-nous, nous, lecteurs ?

Peut-être qu’il n’est de roman que fantastique. Qu’onirique. Peut-être que le roman se doit de s’écarter du reportage pour toucher à la vraie vie. Dans un monde désespérément matérialiste, la lutte est âpre. « La postérité fera ce qu’elle voudra », déclare Thyll dans le dernier paragraphe de la nouvelle, alors que tout est consommé et qu’il relie, et relit, la copie du journal intime de Delaunay. Il n’existe que deux copies de ce journal, l’une qui est le livre de chevet de l’antiquaire, l’autre qui dort dans un coffre à la banque. Qui dort et qui attend. À l’abri. Quand les pleins droits de l’imaginaire seront restaurés, on pourra ressortir au grand jour le « seul journal intime fantastique de la littérature ». Ce « journal intime fantastique », c’est toute l’œuvre de Georges-Olivier Châteaureynaud.

Le Courtier Delaunay de Georges-Olivier Châteaureynaud – 1



Article d’Edward Gauvin, traducteur de Georges-Olivier Châteaureynaud pour les USA. (A life on paper, small beer press, 2010)

« Le Courtier Delaunay » est une nouvelle parue dans le recueil Le Jardin dans l’île (Zulma, 2010)


 Les traducteurs ont coutume de dire qu’une des choses qu’ils apprécient le plus dans leur travail, c’est la recherche (mais les auteurs pourraient faire la même observation). Un rendu parfait dans la langue cible implique de s’intéresser au plus près au thème du texte source, cours intensifs en Histoire et vocabulaire compris. On ne peut jamais vraiment anticiper sur les détours étranges que vous fera emprunter la traduction. Alors que je travaillais sur la nouvelle, non reprise dans le recueil A life on paper, « Singe savant tabassé par deux clowns » (la traduction en a été publiée dans le numéro d’automne 2009 de la revue Epiphany), je me suis heurté au concept de Geworfenheit de Heidegger, ou « expérience de l’être-jeté ». Cela semble s’appliquer parfaitement à cette histoire rocambolesque se déroulant dans un cirque, et dont le climax se trouve dans les derniers mots prononcés par l’infortunée héroïne alors qu’elle chevauche une moto lancée à toute allure : « Mon Dieu, dans quel monde m’as-tu jetée ? » (Quand j’ai discuté avec Châteaureynaud de la Geworfenheit, il a souri, intrigué, et il m’a dit qu’il n’en avait jamais entendu parler). Lors de mes recherches à propos du « Courtier Delaunay », j’ai écumé les sites d’antiquaires pour comprendre de visu à quoi pouvait bien ressembler une saucière casque sur piédouche ou une tabatière de collection, c’est la meilleure façon que j’aie trouvée pour m’immerger dans l’univers des objets décrits en français. J’ai même fréquenté les sites de ventes aux enchères. Dans l’ensemble, je m’estime très heureux d’être un traducteur vivant à l’époque de Google.

Châteaureynaud a écrit « Le Courtier Delaunay » en 1988, et Words Without Borders en a publié ma traduction en novembre 2005 : c’étaient là les débuts de l’auteur en langue anglaise. L’analyse qui suit est susceptible d’intéresser ceux qui ont eu la chance de lire la nouvelle. L’intrigue en est simple : le narrateur, l’antiquaire Edmond Thyll, emploie un dénommé Delaunay, courtier connu dans le milieu pour être capable de se procurer n’importe quel objet, au moindre détail près, qu’un client décrirait et voudrait acquérir. Delaunay est, dans son essence-même, la figure magique qui peut réaliser les rêves (dans les limites des collections d’antiquités, bien entendu, ceci met en relief le sens de l’humour de Châteaureynaud). Pas étonnant, donc, qu’il excite la curiosité et la cupidité du narrateur, qui prend sur lui de violer la seule exigence de Delaunay : qu’on ne lui demande jamais de quelle façon il déniche la marchandise. En pénétrant furtivement dans l’appartement de Delaunay, Thyll trouve le déroutant, voire horrifique, journal du courtier, qui décrit les épreuves subies dans l’autre monde, cet autre monde où il se procure les objets. Naturellement, Delaunay cesse de travailler pour Thyll, et à la fin l’antiquaire se retrouve tout seul, avec une copie qu’il a faite du journal, « le seul journal intime fantastique de la littérature ». Il semble bien que Thyll passera le reste de sa vie à contempler cette copie du journal.
    
Il y a plusieurs façons de lire cette histoire. Celle qui vient immédiatement à l’esprit est une variation autour du vieil adage «la curiosité est un vilain défaut». Si, dans ce cas-là, la curiosité ne tue pas Thyll, elle le laisse hanté et dépossédé. Comme dans les fables, l’action et la morale sont quelque peu prévisibles, s’attachant à l’immuable, puisque le lamentable désir humain conduit immanquablement à la ruine. Mais est-ce vraiment tout ce que nous pouvons tirer de cette histoire ?
   
L’art de Châteaureynaud, qui consiste à brosser les personnages avec économie, sympathie et précision, est tel que nous pourrions également approfondir notre lecture en la faisant passer à la moulinette réaliste. On s’accorde à dire que les nouvelles réalistes « révèlent le personnage » alors que l’exploration psychologique du personnage et de sa motivation est souvent considérée comme un objectif «littéraire» plutôt que « fictionnel » (les guillemets – guillemets de crainte – soulignent le « bon sens commun » de ces définitions, contestées avec raison). Par ce bout-là de la lorgnette, le dénouement du « Courtier Delaunay » a le caractère inévitable de l’histoire bien ficelée. Au lieu de parler de l’universelle erreur humaine – céder à la tentation – l’histoire dessine, pas à pas, le parcours particulier de Thyll, dont les faiblesses causent la perte. Dès le début de l’histoire, quelques indices nous éclairent sur le caractère et le comportement du narrateur : superficiel, snob, sensible à la flatterie, avide, envieux et méfiant. Ces derniers traits sont renforcés lorsqu’il nous révèle dans quelles circonstances il est entré en contact avec le détective privé qu’il embauche pour suivre Delaunay : il avait déjà fait appel à cet homme afin qu’il file un ancien amant. C’est également une référence directe à l’homosexualité du narrateur, à l’attirance qu’il éprouve pour Delaunay, et à son incapacité à établir des relations stables. Vue sous cet angle, l’histoire revient à enquêter sur la façon dont on passe de la cupidité à la curiosité, l’élément fantastique n’étant qu’un simple artifice, comparable à une vanité plus réaliste, faire la lumière sur le fonctionnement de ces émotions.

Ah ! Mais qu’en est-il du mystérieux Delaunay, qui n’est jamais détaillé ? Et qu’en est-il du monde cruel qu’il visite, et qui n’est jamais évoqué autrement que sous l’euphémisme « passer la barre » (référence intentionnelle à Tennyson ?) Pour les réalistes, c’est l’éléphant dans le magasin de porcelaine, et il doit être réduit à la simple métaphore, si ce n’est à la psychologie. Mais dans la littérature fantastique, le fantastique est la raison d’être. L’inaltérable richesse de l’élément fantastique doit en fait reposer sur sa résistance à l’explication et son refus obstiné d’être réduit à la métaphore. Tout simplement, ça existe. Comme Brian Evenson le précise dans sa préface de A life on paper ; « comme Kafka, Châteaureynaud porte peu d’intérêt à justifier le fantastique ou à rentrer ses griffes : l’étrangeté onirique que l’on trouve dans ses histoires existe, tout simplement, et doit être prise pour argent comptant ».
   
« Le Courtier Delaunay », donc, nous offre un parfait exemple d’histoire fantastique des plus classiques, dans laquelle le protagoniste est confronté  brièvement à un phénomène impossible et inexplicable, alors que cela constitue d’ordinaire l’essentiel de la narration. Comme le dirait le critique et surréaliste Roger Caillois, « le fantastique manifeste un scandale social, une déchirure, une irruption insolite, presqu'insupportable dans le monde réel ». Parfois la lumière qui filtre de cette fissure nous laisse nu et nous console. D’autres fois, ce sont les ténèbres qui gagnent malgré tout, nous faisant douter d’un monde que nous pensions connaître et qui tout d’un coup bascule dans l’ombre.
   
Pour finir – et je dois cette lecture à mon ami Ken Schneyer – « Le Courtier Delaunay » peut être lu comme une allégorie religieuse. Tout courtier est un intermédiaire, mais si l’un d’entre eux a reçu le pouvoir d’exaucer les vœux, dans une telle optique, il devient le truchement entre un Autre inconnaissable, comme Dieu, et le monde des mortels imparfaits, comme le narrateur. Son journal décrit des expériences torturées et extatiques semblables à celles des mystiques, et cet autre monde où « tout est pareil » mais « je ne saurais dire au juste pareil à quoi » ressemble au monde des formes de Platon. En échange, Delaunay réclame la confiance : un saut dans la foi que le narrateur ne peut faire. Quand le narrateur trahit cette confiance, il se retrouve seul face aux écrits du prophète Delaunay : actes et saintes écritures, hostie et reliquaire dont l’incomparable, indomptable esprit, a fui.
   
Article traduit de l'anglais (USA) par Christine Bini

Résidence dernière de Georges-Olivier Châteaureynaud



 Résidence dernière, Georges-Olivier Châteaureynaud, éd. des Busclats, mars 2011, 104 p. 

La Part de l'imagination


Montreur de sphinx, Les Miroirs ferment mal et Résidence dernière, les trois nouvelles du recueil, forment un tout cohérent, ordonné. Entre novembre 2007 et décembre 2009, l’auteur s’est plongé par trois fois dans l’univers particulier des « résidences d’écrivain », ces haltes, ces pauses, ces « bénédictions d’un temps qui s’en montre chiche à leur égard ». Et Châteaureynaud d’ajouter : « On vous arrache pour une durée variable au train-train […], on vous héberge, on vous défraie, on vous rémunère ! » Ces stations offertes aux gens de plume, qui leur permettent de se poser, et d’écrire tout leur soûl, devraient être un temps de calme. Rien de tel, bien entendu, dans l’univers d’un néo-fictionnaire. Dans les résidences castelreynaldiennes, il arrive des choses terribles aux écrivains, des choses qui ont à voir avec ce qu’ils sont. Qui vit de, et par, l’imagination est soumis à sa loi.
   
Dans Montreur de sphinx, le narrateur se languit dans une station balnéaire désertée hors-saison, une sorte de cité-fantôme dans laquelle la seule personne à qui il réussit à parler est une vieillarde sortie d’un autre âge, qui le nourrit d’une soupe d’herbes dont il pense « qu’elle y mêlait de l’aconit, de la belladone et de la ciguë ». La mer, unique paysage du texte, dessine un monde intemporel, flou. Un finistère. De ce monde-là, la femme est absente. La femme, ce devrait être Nausicaa Blomet, la bibliothécaire. Mais à l’arrivée de l’écrivain, elle a disparu, happée ailleurs par des obligations familiales. Montreur de sphinx a été rédigé avant le roman Le Corps de l’autre. Dans ce roman-là, l’intendante de François Brumaire, l’écrivain, le fantastiqueur emblématique – sous les traits duquel on reconnaît aisément un autoportrait de Châteaureynaud – s’appelle également Blomet. Car tout cela a à voir avec la littérature, et avec l’écrivain. Le nom de Blomet fait le lien entre qui se retire dans l’arrière-pays provençal – comme le fait Brumaire – et qui s’installe pour un temps en résidence. Dans les deux cas, la condition de l’auteur est au cœur du sujet. Sa condition, et sa mécanique. Le sphinx promis dans le titre de la nouvelle n’apparaît qu’en fin de texte. C’est une sphinge à l’agonie, qui expire dans les bras du narrateur, et dont le dernier souffle, qui « empestait comme l’haleine de tous les charniers ouverts depuis le jour de la création », empoisonne l’écrivain. Peut alors apparaître, en chair et en os, une Nausicaa Blomet qui joue les infirmières avant de devenir, sans doute, la femme aimée. Le montreur de sphinx, sorte de Gorbius déclassé, prononce la phrase magique qui donne à la Fiction tout son sel : « si cette sphinge est la vôtre, vous résoudrez l’énigme ». La pauvre sphinge en fin de vie, incapable de poser sa question, ânonnant « Qui… Qui… Qui… ? » n’est que la figure allégorique, sans doute, du sujet que l’auteur en résidence est venu chercher dans cette cité bizarre. Le sphinx, Nausicaa, sont des références aux mythes grecs que Châteaureynaud a souvent exploités dans ses textes. Ils acquièrent ici une force plus mystérieuse, et plus charnelle. La question imprononçable « Qui ? » fait pendant à la réponse scellée du « Pourquoi ? », plus encore qu’à celle du « Comment ? » que soulève La Vie nous regarde passer. Qui suis-je, pourquoi suis-je là, comment suis-je arrivé là ?
   
Les Miroirs ferment mal met en scène un écrivain plus jeune. Germinal, vingt-cinq ans, sûr de lui et de son talent, vient passer son temps de résidence dans un manoir, chez un vieux baronnet qui porte un regard à la fois sarcastique et bienveillant sur le jeune fantastiqueur qu’il accueille. L’histoire se déroule en huis-clos, et met en scène quatre personnages – outre Germinal et son hôte, la gouvernante Hestia et… la femme, idéale sans doute, rêvée assurément, sensuelle. Elle se matérialise dans la chambre la nuit, surgie du grand miroir dissimulé par du velours de gênes. Cette nouvelle, dans laquelle se perçoivent les échos de Psyché, de Mélusine, des vampires femelles, et de l’Orphée de Cocteau, peut être lue comme une métaphore de l’écrivain au travail. La « mécanique » de Châteaureynaud, ce qu’il nomme lui-même « la machine à imaginer », est démontée dans cette phrase : « Il s’endormit et rêva qu’il s’éveillait ». L’imagination, qui est une faculté, naît ici du rêve, d’un inconscient en bon état de marche. L’imaginaire, qui est un territoire, se bâtit sur l’acceptation effarée de cette capacité imaginative, dont on est si peu maître, et que l’on reçoit comme un cadeau. Ou comme un fardeau. Les Miroirs ferment mal met en évidence la condition particulière, particulièrement périlleuse, du fictionnaire. Comme dans Montreur de sphinx, l’aventure vécue en résidence conduit à la maladie, physique ou mentale. Mais qu’est-ce, au fond, que ces « résidences » ? Sinon la figuration matérielle, sous couvert d’institution culturelle, de mécénat, d’aide, d’association, du « foyer » de l’imagination de l’écrivain ? Écrire de la Fiction, dans cette optique, tient de l’alchimie: transmuter l’imagerie – l’hermétisme – personnel(le) en texte partageable par tous ; ordonner le chaos onirique et dévoiler le monde. Enfin, un monde.
    
Résidence dernière, nouvelle qui donne son titre au recueil, reste dans le droit fil du fantastique de Châteaureynaud, tout en interrogeant plus avant la condition même de l’écrivain. Se pose la question, dans ce texte, de la postérité. Le personnage central de la nouvelle est Frédéric Septembre, un écrivain qui a « entassé les volumes, grappillé des honneurs, engrangé quelques tirages honorables… » L’autre personnage important est François Janvier, écrivain solaire, reconnu, dont la présentation lapidaire, « Il comptait », résume la place qu’il occupe dans le monde littéraire. Quelle est cette « résidence dernière » que l’on offre aux écrivains chevronnés ? Ne gâchons pas le plaisir du lecteur, et laissons-le savourer un texte halluciné et vertigineux, écrit dans une langue ferme, néo-classique, où la férocité le dispute à l’ironie tendre, et où le désespoir l’emporte, sans doute, sur le simple désenchantement. Dans cette nouvelle réapparaissent des motifs traités ailleurs par Châteaureynaud, des sortes de constantes, d’amers. Le plus poignant est la description d’une « colonie », sorte de camp de prisonniers qui rappelle celui dans lequel séjournait Odilon Frêle, le héros du Congrès de fantomologie. Le camp de concentration, on le retrouve dans nombre de textes de Châteaureynaud, décrit ou évoqué. La Vie nous regarde passer, le récit autobiographique publié en même temps que le recueil Résidence dernière, donne la clé de cette obsession : le père intermittent, le père cavaleur, si peu père, est passé par Dachau et Sachsenhausen. Autre constante : la description du milieu littéraire. On pourrait jouer à « qui est qui ? » et tenter d’identifier telle personnalité sous tel personnage, telle caricature. Cela est vraiment sans intérêt, et le texte à clé n’est pas la tasse de thé de Châteaureynaud. Son intention est autre. Du groupe d’écrivains décrits dans la nouvelle émerge la figure de Charret, personnage récurrent dans l’œuvre. Charret, c’est le bon écrivain, au jugement littéraire aigu. Charret, c’est aussi – surtout – l’écrivain raté, celui qui a gâché son talent, ou dont on a gâché le talent, tombé dans l’alcoolisme par dépit, sans doute, par désillusion. Charret, c’est celui qui, dans la nouvelle Trois autres jeunes tambours, met en garde les jeunes loups qui croient voir s’ouvrir devant eux la route aisée, tapissée de velours rouge, de la réussite littéraire. Personnage d’une cohérence absolue, il se retrouve, en compagnie de Septembre, dans un camp-purgatoire parfaitement symbolique. On écrit, on est publié, on est lu – plus ou moins, plus ou moins bien –, on est célèbre ou vaguement reconnu, on entre dans l’histoire littéraire, ou pas. C’est cela que nous conte Résidence dernière, dans une mise en scène qui rappelle l’introduction en forme de rafle de la nouvelle Le Voyage des âmes. C’est une fantasmagorie jubilatoire et désespérée autour de ce que l’on est, de ce que l’on fait, et de ce que l’on devient. Janvier, le célébré et solaire Janvier, l’écrivain phare, proprement statufié, « était déjà taché par endroits de mousse végétale, et des oiseaux irrévérencieux avaient profané son front et son col ». Le parc du château tant espéré, du panthéon littéraire, n’est qu’un parc désert, à l’abandon. Plus encore que sur la condition de l’écrivain, la nouvelle ouvre des perspectives sombres, désespérantes, et désespérées, sur la littérature elle-même.
   
Les publications concomitantes du récit autobiographique et du recueil de nouvelles éclairent de façon évidente, presque crue, un pan entier de l’œuvre de Georges-Olivier Châteaureynaud. Le récit permet de percer la part personnelle de la fiction, et de prendre la mesure de l’imaginaire du fictionnaire. Le recueil met l’accent sur la condition du métier d’écrivain. Dans les deux cas, il est donné au lecteur de s’interroger sur la manière de tordre le réel et l’intime, pour en faire de l’art.