mardi 21 janvier 2014

Regards Croisés (3) - L’Âme de Kôtarô contemplait la mer de Medoruma Shun

    

Regards croisés 

Un livre, deux lectures. En collaboration avec Virginie Neufville

Medoruma Shun, L’Âme de Kôtarô contemplait la mer (Mabuigumi), traduit du japonais par Myriam Dartois-Ako, Véronique Perrin et Corinne Quentin, nouvelles, Zulma, 16 janvier 2014, 288 pages.

Okinawa est un territoire particulier du Japon, qui donne une littérature japonaise particulière. Les revers de l’Histoire du siècle dernier – la guerre du Pacifique, la bataille portant le nom du lieu, l’occupation américaine puis la rétrocession – n’expliquent pas à eux seuls cette singularité. Okinawa est ce coin du globe où l’on vit le plus longtemps, où vivent une faune et une flore que l’on ne trouve nulle part ailleurs… Un monde en soi, ou presque. Medoruma Shun verse dans ses textes cette âme particulière. Il se souvient de son enfance – il est né en 1960 –, du basculement de 1972 – la rétrocession –, et raconte, sous la forme du réalisme violent ou de l’évocation magique, un Japon peu connu. Six nouvelles composent le recueil. Arrêtons-nous sur deux d’entre elles.
 
Coq de combat tient du réalisme brutal et du naturalisme : l’enfant Takashi se voit offrir par son père un poussin. Il en avait rêvé, le rêve devient réalité, il le tient dans sa main, un peu effrayé. Le cadeau est chaud et vivant, légèrement répugnant. Takashi lui donne un nom – Aka, qui signifie Le Rouge. En grandissant, le poussin boiteux devient coq de combat, magnifique, irascible comme il se doit. Ailes déployées, dressé sur ses ergots, Aka est entraîné à la rixe par Takashi et son père, à l’aide d’un miroir : la bête attaque son propre reflet. C’est un champion qui rapporte beaucoup d’argent lors des combats organisés. Un mafieux local l’achète, et le mène à la mort. Takashi se venge. La force de cette nouvelle réside toute entière dans le balancement des correspondances : les lames de rasoir dont on arme le dernier adversaire d’Aka se retrouvent, sous une autre forme, dans l’estomac du chien du mafieux ; le père de Takashi a accepté de vendre le coq car il sait ce qu’il en coûte de refuser de faire affaire avec la mafia locale, il se souvient des représailles subies quand il avait refusé de céder un bonzaï. Les soins apportés aux arbres nains ont la même intensité que ceux apportés à la volaille batailleuse. Les sentiments de l’enfance sont rendus avec sensibilité et rage, placés sous le signe de l’incompréhension de l’injustice, de l’acceptation des décisions paternelles, et du sursaut.

L’awamori du père Brésil est également une nouvelle ayant trait à l’enfance. Le Père Brésil est un vieil homme solitaire, revenu à Okinawa après avoir émigré en Amérique du sud. Le narrateur est un petit garçon qui, avec ses copains d’école, vient régulièrement embêter le vieil homme, en volant les fruits de ses arbres, par exemple. Une amitié se noue entre l’enfant et le père Brésil. Des parties de pêche, des repas partagés lors desquels l’enfant boit du coca tandis que le vieil homme boit de l’awamori, un alcool local. Le père Brésil raconte quelques souvenirs étranges à l’enfant, comme l’anecdote de cet homme, figure christique, au Brésil, qui disait que la fin du monde était proche et qui a été abattu. L’enfant est fasciné. L’environnement du vieil homme et de l’enfant est délétère : la rivière est polluée, les poissons boursouflés, traitreusement bigarrés, immangeables. Empoisonnés. Nous sommes au tournant de la rétrocession d’Okinawa : au début du texte, la comparaison entre les billets et les pièces américains et japonais est savoureuse – le changement est aussi monétaire, un peu décevant. Mais avec le père Brésil, nous remontons au temps de la guerre. L’alcool qu’il boit quotidiennement est du tout courant. Mais dans un pot de terre cuite il conserve un awamori d’exception, lié à une tragédie familiale. Il se dégage de ce texte une nostalgie poignante, renforcée par la narration à la première personne. C’est la voix de l’enfant que nous entendons. La magie poétique opère, par-delà la violence de la mort : lorsque le devin brésilien est tué, une nuée de perroquets écarlates s’abat sur la terre ; après la mort de père Brésil, des papillons apparaissent, qui viennent s’abreuver aux tessons du pot  brisé d’awamori. Les âmes viennent voleter.

Avec ce recueil, nous découvrons une sensibilité japonaise différente. Un imaginaire spécifique, lié à l’Histoire et à la singularité d’Okinawa. Entre violence, poésie, magie et réalisme façonné.  
  
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L'article de Virginie Neufville sur ce recueil, sur son blog Fragments de lecture