lundi 7 juillet 2014

La Ligne des glaces d’Emmanuel Ruben



Emmanuel Ruben, La Ligne des glaces, éd. Rivages, mai 2014, 320 pages.

Samuel Vidouble, jeune géographe, parcourt le monde « à rebours de [ses] contemporains ». Les étudiants et jeunes actifs partent en général à la découverte d’un Ouest qui n’a plus rien de nouveau, ni même, peut-être, de grand ; ou s’embarquent pour l’Australie, cette nouvelle terre de promesses, nous dit-on. Samuel a parcouru le globe en sens contraire, USA puis Canada, Italie puis Turquie. Court retour en France : il décroche un poste dans une ambassade du Nord de l’Europe, quelque part sur les bords de la Baltique. Le pays n’est jamais nommé, on pense à l’un des pays baltes, peut-être l’Estonie. Un de ces territoires ballotés par l’Histoire, courbant l’échine sous un joug, puis l’autre, enjeux de guerres idéologiques et territoriales.

On confie à Samuel une mission de cartographe : délimiter la frontière maritime du pays. À l’heure de l’Union européenne et à l’ère des accords de Schengen, la frontière que tracera Samuel déterminera les limites de l’Europe. Enfin, d’une Europe. Car l’économie et la politique tracent des contours qui n’épousent pas vraiment les fondements géographiques ou mentaux. Le petit pays balte est à la fois le cœur exact du continent, et la limite des confins de l’Union. Emmanuel Ruben embarque le lecteur dans un voyage statique ET mouvementé. Les étapes de son personnage Samuel sont celles d’un périple de réflexion.

Samuel Vidouble raconte, à la première personne, les dificultés liées à sa mission. Il lui est difficile, puis impossible, de trouver des documents fiables pour tracer la frontière. Il va de déconvenues en découragement, puis se laisse porter par un temps presque immobile. Le petit pays au bord de la Baltique semble vivre dans un hiver perpétuel. Le gel, la neige, le brouillard et la nuit tôt venue… la géographie est empêtrée dans la météorologie… la vie semble figée et le seul salut se trouve dans la soulographie, les parties de jeu d’échec et les yeux des jeunes filles. Délaissant peu à peu sa mission impossible, Samuel se lie d’amitié avec le Suisse Lothar qui honnit sa « suissitude » et les jolies autochtones Néva, puis Dvina.

Le roman est construit selon une « ligne » de dessillement basée sur deux paramètres : la candeur du narrateur Samuel et le cours des saisons. Le gel hivernal, le dégel printanier, puis un été balnéaire vont de pair avec la découverte de la topographie du pays, de son histoire, puis de son cœur légendaire. C’est l’Histoire, tout à coup, qui rejoint puis absorbe la géographie. C’est le fond des confins qui prend l’ascendant sur la forme du pays et du continent. Ce sont les massacres et les souvenirs de ces massacres, le souvenir et la résurgence des atrocités, qui mêlent dans un même mouvement presque statique la géopolitique et l’Histoire passée et présente – à venir ? Dans ce pays des confins, sur cette frontière européenne avant tout mentale, tous les habitants ne sont pas citoyens. Les synagogues ont été brûlées ou détruites, et soudain on érige une stèle de commémoration des massacres. Dans le texte, on ne prononce jamais entièrement le nom de « Hitl… », on voit (res)surgir les svastikas, sur des drapeaux de manifestations ou dans des décors de fer-forgé bien antérieurs aux années 30-40. Quelques rescapés du XXe siècle génocidaire ont « le poignet zébré de lignes bleues ». Ces lignes bleues évoquent les – et renvoient aux – pointillés rouges de la démarcation frontalière sur les cartes. L’époque du « Dégel » met Samuel dans la situation du géographe se prenant de plein fouet les échos du vent de l’Histoire. Et puis c’est l’« Été », des jeunes filles habillées de façon folklorique s’en vont à une rave au bord de la mer, toutes les légendes ressurgissent, parmi lesquelles celle de la ville invisible de Kitège.

Emmanuel Ruben nous offre, avec La Ligne des glaces, un roman romanesque. Un roman où le romanesque ne réside pas dans l’accumulation des péripéties brutales et des épisodes à rebondissements. Pas à pas, sans soubresauts, ce sont les péripéties mentales de Samuel, ses interrogations sur la frontière entre le réel et l’imaginaire, le ressenti et la compréhension, le savoir historique et la rencontre avec les victimes de l’Histoire, qui guident le lecteur vers une réflexion sur l’actualité et la « construction » – qui est européenne, mais pas seulement à l’aune d’un continent géopolitique. Comme Camille de Toledo avec sa trilogie européenne, et singulièrement dans Oublier, trahir, puis disparaître(Seuil, janvier 2014), mais de manière différente, Emmanuel Ruben nous entraîne sur des voies continentales et mentales autrement balisées. C’est une des valeurs premières de la littérature que de nous bousculer dans notre train-train de citoyen à peu près tranquille. Et en littérature, ici, nous y sommes, sans conteste.