mardi 2 décembre 2014

L’Enfant des marges de Franck Pavloff



Franck Pavloff, L’Enfant des marges, Albin-Michel, septembre 2014, 240 pages.

Ioan s’est retiré dans les Cévennes. Photographe des ruines et des dévastations, il s’abîme dans sa vie ruinée et dévastée : son fils unique est mort, il ne s’en remet pas. Lui qui parcourait le monde appareil-photo au poing, il vit à présent au fin fond des terres, et passe ses journées à tenter de parer à l’effondrement des murets de son terrain cévenol. Il connaît les pierres, leur alignement strict, leur devoir de soutènement. Il les redresse, parfois. Il comble les vides provoqués par le ruissellement. Sur ses photos, que l’on expose comme des œuvres d’art, il n’y avait jamais personne. Juste les conséquences des désastres. Sur l’un des clichés, toutefois, sur un côté, apparaît le visage d’un enfant, inattendu. C’est l’enfant des marges.

L’Enfant des marges est un roman basé sur un motif autobiographique : le petit-fils de Franck Pavloff, en rupture scolaire, a fui. Il paraît qu’il est à Barcelone. Pavloff se rend dans la capitale catalane, et découvre une région, un pays, plongé dans la crise. Une région, un pays, où émergent des voix alternatives, revendicatives. Okupas. Indignados. Des gens – des jeunes, en majorité – qui disent, clament, vivent, un ¡NO! qui résonne comme un ¡no pasarán!, écho de la guerre civile. À partir de ce motif autobiographique, Franck Pavloff bâtit un roman mi-fictionnel où l’Espagne, la Catalogne, semblent le creuset de luttes immédiates et rémanentes.

« Ni ascendant ni descendant ? Être une entité close sur soi-même, le seul moyen qu’il ait trouvé pour ne pas sombrer. D’autres choisissent la folie ». (p.21)

Ioan est un sexagénaire qui n’attend plus rien. Il était fils et père, il n’est plus que lui-même, et encore, si peu. Son fils est mort sur son bateau, en Méditerranée, emporté par les flots d’un désir d’évasion. Son père a combattu aux côtés des Républicains dans une guerre fratricide. Il est bien des façons de devenir fou. Par exemple : s’entêter, au fin fond des Cévennes, à refuser de penser à sa lignée. Se croire seul au monde, ne dépendant de rien ni de quiconque, n’ayant à s’en remettre à rien ni à quiconque. Et tout à coup, le coup de fil : celui de la mère du petit-fils, qui a coupé les ponts et qui soudain refait surface. Le petit a disparu, il est dans un squat, à Barcelone. Il est en danger – en danger ? Il a fugué, a laissé un numéro de téléphone qui sonne dans le vide et une adresse qui ne mène nulle part – dans une ville en ébullition. Le sang du grand-père Ioan ne fait qu’un tour. Y aller. Le retrouver. Et fourrer dans sa besace l’appareil-photo, son médium.

Franck Pavloff parvient à évoquer, à suggérer, une Barcelone interlope et dangereuse, loin des sentiers touristiques balisés. La révolte d’une jeunesse déboussolée, abandonnée, fait entendre ses pulsations à chaque détour de page du roman. Les héritiers des Rojos de la guerre civile empruntent d’autres voies, qui passent parfois par le cirque, la drogue, l’occupation illégale, mais qui toujours convergent vers un même point : une certaine idée de la liberté, qu’elle soit libertaire ou altermondialiste comme on dit aujourd’hui, mais dans tous les cas emblématique d’une liberté chérie.

« Quand un homme de ton âge vient à Barcelone régler une affaire de famille, l’histoire de l’Espagne le rattrape, la ville est tout ce que tu veux mais pas innocente ». (p. 219)

L’Enfant des marges est peut-être un roman de constat. Le roman de l’état des lieux, à un moment T, du monde tel qu’il va, ou ne va pas. Il est aussi – et sans doute avant tout – le roman de la filiation. De guerres en guerres avérées, de conflits en conflits plus ou moins larvés, la généalogie de Ioan, retrouvée, ressurgie, permet au lecteur de s’interroger sur l’Histoire historique et une histoire personnelle. Ioan part à la recherche de son petit-fils, retrouve l’ombre ambiguë de son père, et comble quelques-unes de ses failles, comme il comblait les failles des murets dans sa retraire cévenole. Dans la Barcelone de ce début de siècle, il retrouve également une pulsation de vie, lui qui se croyait mort.

Le monument emblématique de Barcelone, église jamais terminée qui nargue les tours neuves, c’est la Sagrada Familia. La sainte-famille. Dans cette église en perpétuelle évolution, Ioan rencontrera une femme, un amour, peut-être. Rien n’est jamais sûr, et surtout pas la certitude du chagrin sans répit.

L’Enfant des marges est placé sous le signe de La Marge d’André Pieyre de Mandiargues (cf. p.70 et 171). Autant dire sous le signe de l’errance et de l’invasion du rêve dans la réalité brute, ou sous le signe de la réalité brutalement observée passée au crible de l’imaginaire. Barcelone est le carrefour de cette réalité, et de cet imaginaire. Franck Pavloff entrelace, dans une fiction née d’un épisode autobiographique, les espérances inexorablement déçues de la jeunesse et les réminiscences irrémédiablement irréparables de la filiation. Dans une langue au plus près du réel, qui sonne juste.

« Ioan organise sa descente aux Enfers. La nuit est tombée. Dans les recoins, pickpockets et malfrats affinent leurs plans. À vous frôler on vous propose de la came ». (p.172)

La Barcelone de Franck Pavloff est le creuset d’agitations contemporaines et de remugles historiques. Du bruit et de la fureur, de la peur et de l’espoir, de la mémoire et de la projection. Au cœur de ce creuset des femmes fortes émergent, fragiles et infrangibles, engagées et résignées. On retiendra, entre autres, le personnage de Palita, la Latino-américaine venue en Espagne réparer les mosaïques de Gaudí. Le parcours de Ioan épouse aussi une géographie mentale basée sur l’allusion et la réminiscence : ainsi, l’ange de la Siegssäule de Berlin apparaît-il sur les Ramblas, statue de chair. C’était là le but du voyage.