dimanche 29 mai 2016

Crimes au bord de l’eau de Kerstin Ekman


Kerstin Ekman, Crimes au bord de l’eau (Händelser vid vatten, 1993), traduit du suédois par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach, Actes Sud, 1995 et collection Babel noir, 2007.


Pour Marie-Hélène G.

Il y a des lectures lentes. Lentes parce qu’elles s’adaptent au rythme de la narration, en suivent chaque courbe, chaque circonvolution. Lentes parce que la précipitation d’une lecture avide sonnerait comme une trahison. Crimes au bord de l’eau requiert l’adhésion à la lenteur. Adhésion, pas soumission. Ce roman suédois est à peine un roman policier, bien qu’il soit publié en Babel noir. Il en adopte les codes a minima – deux crimes, puis un autre, à des années de distance. Il s’en écarte par l’itinéraire dessiné par l’auteur, itinéraire social et psychologique, hors  toute enquête policière. Crimes au bord de l’eau est une déambulation dans un univers mental et géographique. Kerstin Ekman écrit sur le fil de la sensibilité de ses personnages et du paysage dans lequel elle les fait évoluer. Ce roman est un tableau, qui condense le temps et l’espace, sur lequel l’œil du spectateur-lecteur se perd et se retrouve, fasciné.

Annie décide de tout quitter et de rejoindre l’homme qu’elle aime – que son corps appelle et aime. Annie est prof, le jeune homme a été son élève. Il vit dans une communauté post-hippie où l’on fabrique des fromages de chèvre et où l’on partage à peu près tout, y compris les lieux où l’on dort. Annie a tout quitté, a emmené avec elle Mia, sa fille de sept ans. Elles montent vers la communauté, vers le nord, le plus au nord possible, près de la Norvège. A leur descente de car, elles ne comprennent pas que l’on est venu les chercher, les accueillir. Elles ne savent rien, encore, du mode de vie de la communauté. Le beau jeune homme n’est pas là, alors Annie pense qu’il s’est trompé de nuit de la Saint Jean, car cette nuit particulière a deux dates possibles. Que faire ? Suivre la route du désir. Il faut arriver là où l’on a décidé de vivre. La mère et la fillette s’enfoncent dans la forêt et, perdues, épuisées, découvrent un crime : sous une tente, un jeune homme et une jeune fille ont été assassinés.

Le jeune Johann a été jeté dans un puits par ses frères. Il remonte à la surface et emporte avec lui l'anguille qui l'a effrayé dans le noir de la prison du puits. Il décide de ne pas rentrer chez lui. C’est impossible. Fuir est la seule issue. Une femme le recueille, l’initie à l’amour physique, le séquestre sous prétexte de le protéger. Birger, le médecin, voit sa compagne s’éloigner, entre hystérie et détermination. Elle, elle tisse. Pense continuer à tisser au sein de la communauté, là où l’on trait les chèvres. Là où Annie, et Mia, vont vivre. Durant cette nuit de la Saint Jean, cette nuit particulière des zones du nord extrême pendant laquelle le soleil ne se couche pas, les personnages se croisent sans se voir, mentent sur leurs déplacements, comme somnambuliques, insomniaques ou amnésiques. Qui a assassiné les deux jeunes gens sous leur tente ?

Les années passent, et les cartes sont redistribuées. Mia a grandi, sa mère Annie a vieilli, le docteur Birger aussi. Le crime de la Saint Jean n’a pas été élucidé. Johann et Mia se rencontrent et s’aiment. Le ventre de Mia s’arrondit. Annie est retrouvée morte, dix-huit ans après le crime sous la tente. Birger et Annie s’étaient mis ensemble. S’aimaient. Johann, Mia et le médecin s’interrogent sur la mort d’Annie. Est-ce un assassinat ? Lié aux morts sous la tente ?

Ce n’est pas tant le crime que le sens de la vie et de la mort qui est interrogé dans ce roman éblouissant de maîtrise et de retenue. La mort, son absurdité et son caractère inéluctable, au moment le plus intense d’une vie pleinement comprise et acceptée. Les assassins, au fond, ont peu d’importance. Ils répondent à des motivations sociologiques et psychologiques de peu d’envergure, et les motifs qu’ils dessinent suivent les courbes de vies étranges, en marge du mythe. Le gros bêta et la mère protectrice-castratrice versus la mère émancipatrice et l’ado émancipé.

Crimes au bord de l’eau est un très grand roman. A la fois sinueux et d’une linéarité implacable. Les trajectoires des personnages suivent au plus près les méandres du corps et de l’esprit, dans une sensualité affirmée. Mais ce n’est pas tout. Le décor est d’une importance fondamentale, la forêt et les lacs sont décrits sous l’angle de l’implacabilité, l’humanité et la géographie s’épousant et se repoussant dans une oscillation déroutante de cohérence. On n’en dira pas plus ici sur la mort d’Annie, et des jeunes gens sous la tente, dix-huit ans plus tôt. De façon merveilleuse, associant le passage d’un OVNI et la découverte d’une motocyclette, la vérité se fait jour. Vérité policière, écologique et familiale, sur fond de particularisme ethnique. Résolution terrible et factuelle.

La dénomination de « polar nordique » ou « polar scandinave » regroupe des réalités littéraires divergentes. Kerstin Ekman, à l’évidence, se situe bien au-dessus d’une production certes de qualité, mais parfois calibrée. Loin des intrigues convenues, Crimes au bord de l’eau brasse des motifs essentiels. Philosophiques, narratifs et littéraires.

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NB 1 : p. 231-233 de l’édition Babel, on trouvera l’évocation d’un épisode que je qualifierai de « mystique sans dieu », pour reprendre l'expression de Jean Claude Bologne. « Je suis allongé et je ferme les yeux, je crois. C’est alors que ça arrive. Comme une lumière venue de l’intérieur. Comme comme comme… En tout cas comme une sensation lumineuse. Pas dans les yeux. Dans le corps. Comme si mon corps grossissait sous l’impulsion de la lumière. Je suis au centre. Je sais tout. Pas en mots. Béat. » On se réfèrera, pour ce passage particulier et fulgurant, au Mysticisme athée (éd. du Rocher, 1995) et à Une mystique sans dieu, (éd. Albin-Michel, 2015) de Jean Claude Bologne. 
 

NB 2 : Le nom (inconnu de la police) d’une des victimes du crime sous la tente est donné par une enfant à sa poupée. Les enfants savent. Ne verbalisent ni ne lexicalisent, mais savent. Je tiens de source sûre (amicale, et indévoilable ici) que le nom que l’on donne à ses poupées est toujours lié au crime (dans toutes les acceptions du terme) des adultes en général, et des parents en particulier.