lundi 24 octobre 2016

Regards croisés (25) - Aquarium de David Vann

Regards Croisés
Un livre, deux lectures - en collaboration avec Virginie Neufville
  
David Vann, Aquarium, traduit  de l’anglais (USA) par Laura Derajinski, éd. Gallmeister, 3 octobre 2016, 280 pages.

Je n’avais lu jusqu’à présent qu’un seul roman de David Vann, Sukkwan Island, et comme chaque lecteur, sans doute, j’avais sursauté au coup de feu de la page 113. Une fois me suffirait, avais-je alors pensé. Mais le nouveau roman de Vann est présenté comme un « conte de fées », et il est illustré de jolis dessins sans légende, petits poissons étranges et étrangement attirants. Me voilà donc à lire un deuxième roman de l’auteur. Deux fois me suffiront, pensé-je à présent.

Caitlin a douze ans. Elle vit seule avec sa mère qui a un boulot pénible aux horaires compliqués. Caitlin est donc la première à arriver à l’école, bien avant l’heure de la sonnerie. Elle continue parfois sa nuit sur le banc de la cour. Après l’école, en attendant que sa mère vienne la chercher dans sa Thunderbird hors d’âge, elle se rend à l’aquarium de la ville. Elle y a d’ailleurs un abonnement, et les gardiens la saluent tous les jours ouvrables. Là, elle fait la connaissance d’un vieux monsieur gentil et prévenant, qui jamais n’a un geste déplacé envers la fillette. Tous les deux, ils regardent les poissons, les crustacés. La vie des animaux est souvent envisagée à l’aune humaine, et inversement. Le vieux monsieur, c’est le grand-père de Caitlin, dont elle n’a jamais entendu parler. Que sait-elle de sa famille ? Rien. Sa mère Sheri ne lui en a jamais parlé – et la fillette n’a jamais posé de questions. Que veut ce grand-père réapparu, mais qui n’ose sonner à la porte de sa propre fille ? Il veut renouer des liens. Lorsqu’elle apprend que son père est en contact avec Caitlin, Sheri entre dans une fureur noire. Il faut dire que le vieux type tout gentil a tout de même abandonné femme et enfant au moment le plus terrible : Sheri avait 14 ans, et elle s’est retrouvée toute seule à s’occuper de sa mère mourante.
 
David Vann donne ici un roman réaliste, plus qu’un conte de fées. Rien n’est épargné au lecteur, ni les odeurs des déjections de la mère de Sheri lors de son agonie, ni le poids de son corps souffrant à soulever. Mais il ne s’agit pas d’un retour en arrière : dans un dispositif assez sordide, et assez tordu, David Vann met en scène Sheri dans le rôle de sa mère et Caitlin dans le rôle de Sheri adolescente. Un jeu de rôle, quoi. Et l’enfant, toute joyeuse d’avoir retrouvé son grand-père, se retrouve dans un huis-clos de quelques heures à nourrir et torcher sa mère pourtant vaillante – physiquement vaillante, parce que mentalement, on peut émettre de sérieux doutes –, à nettoyer l’appartement, à compter les draps propres qui restent dans l’armoire, à calculer quand faire tourner la machine à laver pour que les voisins ne viennent pas râler. A ce stade, la lectrice s’est demandée pourquoi, au contraire, la gamine n’avait pas cherché la délivrance de ce jeu morbide en alertant les voisins, justement.

Il paraît que Aquarium est un conte de fées et l’histoire d’une rédemption. D’accord, c’est un conte de fées dans le sens où l’histoire finit bien, dans une jolie maison de type chromo. Mais la petite part de petit merveilleux – la vie des poissons tournant en rond dans leur bassin d’exhibition au lieu de la vraie mer et du véritable océan, ou l'amitié sensuelle entre Caitlin et sa copine d'école – est bien vite contrebalancée par la prise de vue sous objectif macro d’une société basée, entre autres, sur les accords passés devant notaires ou équivalents locaux : Sheri n’accepte de revoir son père qu’après que celui-ci a signé au profit de sa fille un contrat exorbitant et vengeur.

Ici, les adultes sont fous, ou à peu près. Plus qu’inconséquents, en tout cas. On nous parle donc de rédemption à propos de ce roman – terme très chrétien. Sans doute sommes-nous plus dans un processus d’expiation du côté du grand-père. Mais si l’on envisage la mère, où sommes-nous ? Et si l’on prend le parti de Caitlin, qui ne cesse de répéter « oui, mais c’est mon grand-père », à quelle hauteur sommes-nous interpelés ? Dans un roman, le lecteur prend parti. Sinon, à quoi bon lire ? Dans Aquarium, l’hystérie rend la projection peu aisée. L’attitude de Caitlin, avec son obstination à reformer une famille basée sur les liens du sang, semble étrange. Comme dans les contes de fées, effectivement, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes dans le dénouement : papy, Caitlin, maman et son compagnon Steve se réconcilient dans un décor propret – poutres apparentes, parquet bien ciré et baignoire à pattes de lion.

Il faudrait peut-être étendre la notion de « bling-bling ». Le bling-bling, c’est mettre en avant les marques de lunettes et de vêtements, rajouter par-dessus des bijoux clinquants, et se pavaner. Le réalisme dont fait preuve David Vann dans Aquarium est un bling-bling littéraire, tout aussi clinquant, mais d’un clinquant passé au vernis du sordide. Oh, aucune mention de marque de luxe ou quoi que ce soit. Mais, tout de même, une certaine tendance à "étaler", si ce n'est se pavaner. Une sorte de sous-naturalisme, dans le sens où la pestilence d’un corps en agonie n’est jamais mise en perspective, où les assises sociales des situations ne sont jamais interrogées autrement que sous l’angle de la déploration, où la foi en la famille de sang semble être la seule issue pertinente pour les générations montantes. On est loin de l'imaginaire symbolique des contes de fées. Ou du brillant de la tragédie, là où la faute des parents retombait sur les enfants, là où l’on se battait contre un fatum inexorable, là où l’on entrevoyait, envisageait, aspirait à un autre ordre. On est loin de la métaphysique, de l’idée de l’Homme et de sa trajectoire. On est chez "des gens". Peu consistants, peu représentatifs, à peine vraisemblables dans leurs outrances. 

On m’objectera l’histoire personnelle de David Vann, son parcours littéraire et la bifurcation dans son œuvre que semble représenter Aquarium. Objections toutes pertinentes. Mais… la lectrice n’a pas trouvé son compte dans ce roman-là.  

Lire l'article de Virginie Neufville sur ce roman

mercredi 19 octobre 2016

Le Manteau de Proust de Lorenza Foschini

Lorenza Foschini, Le Manteau de Proust, histoire d’une obsession littéraire, (Il cappotto di Proust, Storia di un'ossessione letteraria, 2010), traduit de l’italien par Danièle Valin, éd. Quai Voltaire/La Table ronde, 2012 et coll. La petite vermillon, 22 septembre 2106, 144 pages.


Ah mais que voilà un livre délicieux ! C’est l’histoire d’une enquête, et d’une obsession, comme le souligne le sous-titre. L’enquête est celle de Lorenza Foschini, et elle débute par hasard : la journaliste rencontre le costumier de Visconti, et en fin d’entretien elle évoque Proust, car Visconti avait dans l’idée d’adapter La Recherche. Le costumier, Piero Tosi, avait été chargé des repérages à Paris. Et durant cette fin de conversation, Tosi parle du manteau de Proust, qui est conservé au musée Carnavalet. Le premier chapitre de ce petit livre époustouflant est consacré à l’exhumation du manteau par les employés de Carnavalet devant les yeux émerveillés de Lorenza Foschini :

« Ils sortent la boîte en carton. La descendent avec précaution, mais avec un certain détachement, comme si ce n’était pas à eux d’exhumer un si modeste objet. Moi, je suis là, debout, dans la salle éclairée au néon. Un parent appelé à reconnaître le corps d’un proche ».

Le manteau est en fait une pelisse, doublée de loutre. Il est en assez mauvais état, les mites ont fait leur œuvre, et les boutons ont été déplacés, comme pour un corps plus mince que celui de Marcel Proust. Et l’enquête commence. Comment ce manteau a-t-il atterri là ? Ce manteau, c’est presque Proust tout entier. Sur quantité de photographies il le porte comme un rempart, il y apparaît à l’abri ; on sait qu’il le tendait sur son lit, en guise de couverture, lorsqu’il rédigeait ; Cocteau dessinera en 1913 son ami Marcel engoncé dans ce manteau, les yeux cernés, une bouteille d’Evian dépassant de la poche. Ce manteau, c’est le corps de Proust.

L’obsession est celle de Jacques Guérin. C’est lui qui a fait don de la relique au musée Carnavalet. On ne rendra jamais assez justice aux brocanteurs. C’est par leurs mains que passent les trésors. Encore faut-il les rencontrer au bon moment… En 1935 meurt Robert Proust, le frère de Marcel. Sa veuve, Marthe, se débarrasse avec empressement, dans une joie maligne, de tout ce qui rappelle son beau-frère. Guérin, par l’intermédiaire d’un brocanteur, rachète tout ce qui est à vendre, papiers et meubles. Ce qui l’intéresse, bien entendu, ce sont les manuscrits de La Recherche.

« Ah monsieur ! Si j’avais pu imaginer que tout cela vous intéresse ! Si nous nous étions rencontrés il y a huit jours seulement, vous en auriez vu, des choses ! Mais depuis trois jours nous déménageons et, avec Mme Proust, nous brûlons toutes ces paperassouilles dans la cour. »

Et le manteau ? Qu’est-il devenu ? On n’en dira rien ici : le livre de Lorenza Foschini se lit comme un roman policier, et la découverte du manteau est une des plus belles péripéties de ce récit. On y apprendra, entre autres, pourquoi les boutons ont été déplacés.

Au-delà de la personne de Marcel Proust, et de la personnalité remarquable de Jacques Guérin, Le Manteau de Proust interroge la figure de l’écrivain – et Proust est l’écrivain par antonomase. Qu’est-ce qui importe ? Le texte ? Le manuscrit ? La plume ou le stylo qui a servi à rédiger le roman ? La table où le romancier s’asseyait ? Le lit où il rédigeait ? Le tissu qui le protégeait du froid ? Sans la pelisse, La Recherche aurait-elle été différente ? Ecrite sous d’autres frissons ? Peu à peu, on passe du texte au corps. De l’œuvre à l’homme.

En quelques pages, et avec une ferveur qui égale celle du collectionneur dont elle nous brosse le portrait, Lorenza Foschini interroge notre propre rapport aux écrivains. Le manteau de Proust n’est qu’une pelisse mitée, certes. Mais, loin du fétichisme et du culte ridicule, cette pelisse nous remplit d’émotion. Elle a abrité un corps souffreteux, un esprit impatient de finir son œuvre avant de mourir. Elle n’est pas un artefact, elle est un personnage. Non de La Recherche, mais de la vie de l’homme qui a écrit La Recherche. 

*


La Table ronde, dans la collection La petite vermillon, publie également ces jours-ci, sous les très belles couvertures d’Anne-Margot Ramstein, Bottins proustiens de Michel Erman et Le Prince des cravates de Lucien Daudet, le tout constituant, avec le livre de Lorenza Foschini, un triptyque proustien délectable.


mardi 18 octobre 2016

Les coïncidences exagérées de Hubert Haddad


Hubert Haddad, Les coïncidences exagérées, éd. Mercure de France, 1er septembre 2016, 192 pages.

L’écriture ou la vie, écrivait Jorge Semprun. De quelque côté que l’on prenne le problème, de quelque manière que l’on tourne la question, l’écriture a à voir avec la vie, et avec la mort. L’écriture et la vie, l’écriture et les morts, le bâti d’une œuvre à la fois cousue et érigée, voilà tout Hubert Haddad. Haddad écrit, on le sait. Au vrai sens du verbe « écrire ». Des romans, des fictions, des poèmes, des pièces de théâtre et des essais, tous somptueux et mystérieux. Dans sa phrase – qui s’est modifiée au fil du temps dans la syntaxe, sans jamais rien perdre de son rythme si personnel, de son « battement » comme bat le cœur – il y a toujours un recoin secret. La pleine compréhension – appréhension ? – du propos haddadien requérait, jusqu’à la publication des Coïncidences exagérées, une clé de déchiffrement que l’on m’avait transmise comme en initiation occulte. « Une part essentielle des livres d’Hubert risque de vous échapper, m’avait-on confié, si vous ignorez que… ». Et l’on m’avait dit. Et tout un pan souterrain de l’œuvre s’était soudain éclairé.

Lire l'article sur La Règle du Jeu