samedi 25 janvier 2014

3 nouvelles sur le temps : Marcel Aymé, Ray Bradbury, Dino Buzzati


3 nouvelles sur le temps, Marcel Aymé, Ray Bradbury, Dino Buzzati, Folioplus classiques n°240, mars 2013.

Un coup de tonnerre a été traduit par Richard Négrou, Chasseurs de vieux par Jacqueline Remillet. Dossier et notes réalisés par Stéphane Chomienne. Lecture d'image par Pierre-Olivier Douphis.


Trois nouvelles sont proposées dans cet ouvrage de la collection Folioplus Classiques.  Il s’agit de « La Carte » de Marcel Aymé, « Un coup de tonnerre » de Ray Bradbury et « Chasseurs de vieux » de Dino Buzzati. Trois textes dont le motif central est le temps, traité de manière fantastique, fantaisiste, philosophique, comme on voudra. En tout cas, trois moments merveilleux de lecture, comme une récréation salubre qui remettrait les pendules à l’heure : le temps, ce grand sculpteur (clin d’œil à Yourcenar), ou tout simplement le temps, ce grand dénominateur commun.

Marcel Aymé, tout d’abord. Avec « La Carte », il imagine, transpose, le rationnement. Comme à l’époque de la guerre, comme pour le beurre ou le lait. Les travailleurs ont droit à tout leur temps, ils sont utiles à la société. Le temps des oisifs, des vieux, des artistes, en revanche, est compté, ou décompté. Ils n’ont plus le droit que de vivre quelques jours par mois, pas le mois entier. Ils s’endorment le 15, ressuscitent le 30, un peu plus un peu moins, selon leur importance pour le bon fonctionnement de la vie commune. Le narrateur, un écrivain que l’on ampute de 15 jours chaque mois, tient son journal, et brosse pour le lecteur un tableau désespérément réjouissant de ses contemporains, qui nous ressemblent comme des frères (la nouvelle a été publiée en 1942). La description de l’organisation du marché noir des cartes de rationnement est particulièrement savoureuse, et terrifiante. Tel oisif argenté peut acheter au noir autant de tickets qu’il veut, à de vieux paysans, ou des mères de famille dont l’époux est au front, et vivre ainsi des mois de 35 jours, voire plus : « Pour moi, nous étions le 35 juin. Pour d’autres, c’était hier le 32, ou le 43. Au restaurant, j’ai vu un homme qui a vécu jusqu’au 66 juin, ce qui représente une bonne provision de tickets ». Les pauvres, les travailleurs, « vendent » leur temps sous le manteau. Mais travailler, c’est bien cela, non ? Échanger du temps contre de l’argent. On peut lire la nouvelle de Marcel Aymé en la remettant dans son contexte de guerre et de restrictions. Mais sa force – et la preuve que c’est un excellent texte – c’est de mettre le doigt sur une réalité et une vérité infrangibles : le temps, au fond, plus qu’une denrée de première nécessité, c’est de l’argent. Ça se thésaurise, ça change de mains. Et ce sont toujours les obscurs et les sans-grades qui en sont pour leurs frais. Effrayant. Et savoureux. Marcel Aymé s’amuse avec la nécessité de l’art, les jeunes femmes qui épousent les vieux barbons, la bonne conscience…

Dans « Un coup de tonnerre », l’Américain Ray Bradbury propose un voyage dans le temps. Nous sommes en 2055, au soir de l’élection présidentielle remportée par Keith contre Deutscher, dont on nous dit que s’il avait été élu, il aurait emmené le pays tout droit vers « la pire des dictatures ». Une agence de voyage assez spéciale permet à quelques chasseurs invétérés de remonter au temps des dinosaures et de tuer un T-Rex. Il suffit de monter dans « la Machine », et de suivre les instructions : ne pas quitter son masque à oxygène, ne pas descendre de la passerelle une fois qu’on a mis le pied dans la préhistoire, et ne tuer que les bêtes marquées d’une tache de peinture rouge. Depuis Conan Doyle jusqu’à Michael Crichton et Steven Spielberg, la confrontation hommes/dinosaures est un classique de la science-fiction. Ray Bradbury décrit un monstre horrible qui terrifie le chasseur-touriste : ce dernier recule, s’enfuit, descend de la passerelle et marche dans la boue. Il a dérangé quelque chose dans l’ordre temporel, et au retour, en 2055, les choses ont changé. Ce n’est pas le même président qui a été élu. Et le premier signe de la tyrannie, ou le signe qui met en évidence comment on en arrive à la tyrannie, c’est la déformation de l’orthographe. Le slogan de l’agence Chronosafari « vous nous dites le nom de l’animal, on vous emmène » s’écrit désormais « vou nou dite le non de lanimal on vouz amaine ». Le même motif apparaît dans une des aventures de Blake et Mortimer, Le Piège diabolique. Mortimer, propulsé dans le futur, lit sur les murs du métro des slogans écrits dans une orthographe simplifiée, signe du chaos politique et social. Il semblerait que modifier le cours du temps soit toujours catastrophique. Le monde va à sa perte, et l’intervention de l’homme ne fait qu’accélérer le processus… C’est, bien entendu, dramatiquement plus intéressant. Mais on pourrait imaginer qu’après avoir écrasé un papillon dans la jungle préhistorique, le héros revînt dans un monde harmonieux où l’on manierait avec ferveur l’imparfait du subjonctif…

L’Italien Dino Buzzati, dans sa nouvelle « Chasseurs de vieux », traite plus de l’âge que du temps. « Après quarante ans, on est vieux ». Quarante ans, c’est l’âge « canonique », c’est-à-dire l’âge minimum, selon le droit canon, pour devenir bonne de curé. À quarante ans, on n’inspire plus le désir, ou du moins on ne devrait plus l’inspirer. Ce qui est valable pour les femmes ne l’est pas tout à fait pour les hommes, mais enfin, dans le texte de Buzzati, que l’on soit mâle ou femelle, on est vieux à quarante ans. Robert Saggini, « quarante-six ans, cheveux gris, bel homme », accompagné d’ « un beau brin de fille », arrête sa voiture à 2h du matin devant un bar-tabac ouvert. Mauvaise idée. Le voilà pris en chasse par une meute de jeunes gens, garçons et filles. C’est que les jeunes, dès la nuit tombée, traquent la moindre tête chenue. Saggini essaie d’échapper à ses poursuivants jusqu’au petit matin, il se cache, se bat. Il lutte. La chute de la nouvelle, spectaculaire, ramasse dans une même phrase l’accélération du temps et l’âge qui vient. « Chasseurs de vieux » porte un regard particulier sur le monde: « Les journaux, la radio, la télévision, les films y étaient pour quelque chose. On flattait les jeunes, on les plaignait, ils étaient adulés, exaltés, encouragés à s’imposer au monde de n’importe quelle façon ». Buzzati était journaliste, et ses textes, mordants, sont autant de critiques sur la société. Le basculement final dans le fantastique n’est pas qu’une pirouette littéraire. Il est aussi un constat humain. Les jeunes deviennent vieux, et la ronde reprend. Le chasseur devient gibier.

Ce petit volume de la collection Folio Plus Classiques s’accompagne d’un livret pédagogique. On y trouve, entre autres, des groupements de textes, renvoyant à Baudelaire, Fitzgerald, La Fontaine, Amis, Barjavel, Calvino, Rimbaud… Pour prolonger la réflexion sur le temps, on trouve en ouverture du dossier une analyse de La Pendule noire, le tableau de Cézanne. Heureux collégiens qui verront ce fascicule inscrit à leur programme… Quant au lecteur adulte, s’il s’agacera parfois des notes de bas de page qui précisent le vocabulaire – souvent bien inutilement, quel enfant ne connaît pas le sens du mot « ptérodactyle » ? – il redécouvrira avec bonheur ces trois beaux textes brefs.