samedi 5 avril 2014

Dolfi et Marilyn de François Saintonge


François Saintonge, Dolfi et Marilyn, Grasset (janvier 2013) et Pocket 3 avril 2014.

Le roman Dolfi et Marilyn se déroule en 2060. Les clones vivent parmi les humains, ils servent plus ou moins de domestiques. Le narrateur, Tycho Mercier, professeur d’Histoire du XXe siècle à la Sorbonne, rentre chez lui un soir, et trouve, assis dans son fauteuil préféré, le clone d’Adolphe Hitler. Stupeur. Colère contre son ex-femme qui a gagné, et accepté, ce lot étrange dans un concours de supermarché. Curiosité. Le clone échoué dans ce salon de banlieue parisienne est à l’image de l’Hitler de 1923, un jeune type à mèche (mais inexplicablement sans moustache), « tête nue, chaussé de lourds brodequins de montagne sur des chaussettes de laine montantes à grosses côtes, vêtu d’un Lederhose, culotte de cuir tyrolienne à pont et à bretelles ornée d’edelweiss et de feuilles de chêne, et d’un épais pull-over, sans aucun brassard ni insigne ». Dolfi, ou comment s’en débarrasser… Tycho Mercier ne peut pas garder chez lui son A.H.6 : les clones d’Hitler ont été interdits.
 
Ce roman, surgi dans la rentrée littéraire de janvier 2013, signé par un mystérieux François Saintonge dont on ne sait rien d’autre que son désir de rester caché sous un pseudonyme et éloigné de la scène littéraire, est une réussite totale. Un récit mené tambour battant, de rebondissements en surprises, sous-tendu par une documentation sans faille sur la deuxième guerre mondiale, porté par un humour tendre et féroce à la fois.

Tycho Mercier, malheureux propriétaire malgré lui d’A.H.6., le dernier clone d’Hitler en circulation, voit également débouler dans sa vie « la Marilyn de Bassompierre ». Cette Marilyn-là, en tous points conforme au modèle hollywoodien, vêtue comme dans les Misfits – jean serré et petit foulard autour du cou – pour faire le ménage, s’installe à son tour chez Mercier, après la mort du voisin, le notaire Bassompierre. La vie dans le pavillon devient singulière : Bruno – le jeune fils de Tycho, incollable lui aussi sur le deuxième conflit mondial – dispute d’âpres combats de jeux vidéo avec Hitler tandis que son père, dans le salon, croque des esquimaux avec Marilyn en regardant Certains l’aiment chaud.
 
Dolfi et Marilyn pose moins la question éthique du clonage que celle de la simple humanité. Le dilemme auquel est confronté Tycho Mercier – livrer le clone aux autorités, ou le cacher et le sauver en enfreignant la loi – entraîne le roman sur une pente vertigineuse. Les faits s’enchaînent inexorablement, entre scènes désopilantes et épisodes dramatiques, pour aboutir dans un monde de cauchemar où le nazisme est encore vif, revendiqué et assumé. Pourtant spécialiste de la question par sa formation et son métier d’enseignant, Tycho Mercier endosse parfois le costume du « candide », éberlué, hésitant, dépassé. Il devient le témoin privilégié d’un retour infernal de l’Histoire. Soudain, il est question du « sang », de la « race », du « sol ».
 
On n’oubliera pas de sitôt l’image de cet Hitler taillant les haies, dormant dans la remise, et se délectant d’un verre d’eau gazeuse ou d’une tasse de chocolat chaud. De même que nous resteront les scènes délicieuses dans lesquelles une Marilyn court ouvrir le portail en minaudant, ou brode sous la lampe. Ce couple improbable Hitler/Monroe, ce couple impossible hors de l’espace fictionnel, va vivre des heures sordides lorsqu’il est contraint de fuir. La dernière partie du roman, véritable tour de force romanesque et historique, explosion d’imagination et de logique inéluctable, nous laisse pantelants, ravis,  bouche bée.
 
Dolfi et Marilyn, de François Saintonge, est une histoire dans l’Histoire, passée et à venir. Une fiction parfaite, qui oscille entre science, sciences humaines et science-fiction. Une fiction parfaitement littéraire, servie par une belle langue, précise, enlevée. Nous savons bien qu’il est encore fécond, le foutu ventre de l’immonde bête. Ce roman-là prend la citation de Brecht presque au pied de la lettre.