vendredi 4 avril 2014

Le Pont de San Luis Rey de Thornton Wilder



Thornton Wilder, Le Pont de San Luis Rey [The bridge of San Luis Rey, 1927, prix Pulitzer du roman 1928], traduit de l’anglais (USA) par Julie Vatain-Corfdir, L’Arche éditeur, janvier 2014, 126 pages.

Le Pérou, au début du XVIIIe siècle : l’époque est coloniale, un Vice-Roi est en charge du territoire, le commerce maritime est à son apogée. À Lima, une oligarchie cultivée se retrouve au théâtre et lorgne vers la madre patria – l’Espagne – tandis que les couvents prennent en charge les malades et les enfants perdus. Dans les régions reculées des Andes les frères prêcheurs continuent leur mission d’évangélisation. En 1714, sur la route de Cuzco, un pont d’osier s’effondre. Il avait été tressé par les Incas au siècle précédant, et semblait indestructible. Un frère franciscain assiste à l’accident dans lequel périssent cinq personnes, et s’interroge : « Pourquoi ceci est-il arrivé à ces cinq personnes-là ? ». La question est théologique, et frère Genièvre se propose « d’asseoir la théologie parmi les sciences exactes ». Accident ou dessein divin ?

Ce court roman américain des années 1920 est une petite merveille. Dans une langue ciselée, superbement rendue par la traduction de Julie Vatain-Corfdir, on pénètre un monde historique et folklorique où l’amour tient sa place première, sous toutes ses formes : amour charnel, maternel, fraternel, paternel. Les cinq victimes de l’effondrement du pont sont toutes reliées, d’une façon ou d’une autre, à Micaela Villegas dite La Périchole. Cette actrice est un personnage attesté, et fantasmé. Cette fille sortie des bas-fonds, accédant à la gloire par son talent de comédienne et sa position de maîtresse du Vice-Roi, qui a inspiré Mérimée, Offenbach et Jean Renoir, est un tourbillon de contradictions qui fait pendant aux interrogations du frère franciscain sur les desseins divins. De la même manière, la marquesa de Montemayor, une des victimes de l’effondrement du pont tressé par les Incas, est un décalque imaginaire de la marquise de Sévigné : la correspondance qu’elle entretient avec sa fille est l’occasion de décrire le Pérou de façon aiguë et costumbrista. Et savoureuse. Des autres victimes – la petite dame de compagnie de la marquise, un jeune homme terrassé par la mort de son frère jumeau, le mentor et le fils de la Périchole – Thornton Wilder brosse un portrait psychologique et romanesque époustouflant. En contre-point du personnage extraverti et haut-en-couleurs de la Périchole, la madre María del Pilar, abesse du couvent de Sante María Rosa de las Rosas, tisse dans l’ombre le destin de quelques-unes des victimes : Pepita, la petite dame de compagnie, et Esteban, le jumeau en deuil. Son rôle, primordial et bienveillant, replace l’axe du roman dans sa perspective de destin concerté par Dieu, ou dans l’ici et maintenant. La mécanique divine n’est pas démontée. Dieu n’est peut-être – sans doute – pas le grand ordonnateur des vies humaines. La question posée par le roman reste néanmoins entière : quel est le sens de notre vie, et de notre mort ?
   
Et donc, pourquoi ces cinq victimes, ce jour-là, sur ce pont-là ? Le déroulé de leurs vies nous est donné, ce sont des trajectoires diverses qui soudain s’entremêlent, sans que l’énigme de leurs fins soit résolue. Reste l’amour donné ou reçu, par chacune d’elle. La métaphore du pont effondré est celle de la mort elle-même : nos vies accidentelles. « Mais nous mourrons bientôt, et le souvenir de ces cinq êtres aura quitté la terre et nous-mêmes serons aimés quelque temps, puis oubliés. Mais cet amour aura suffi : tous ces élans d’amour retournent à l’amour qui les a créés. Le souvenir n’est point nécessaire à l’amour ».

Remercions les éditions de L’Arche – jusqu’ici spécialisées dans le théâtre – pour la publication de ce roman. Thornton Wilder (1897-1975) romancier et dramaturge, plusieurs fois lauréat du Pulitzer – entre autres pour ses pièces – était aussi scénariste, et a travaillé avec Hitchcock. Le Pont de San Luis Rey a été adapté au cinéma en 2004 par Mary McGuckian, et dans la distribution figurent Kathy Bates, Gabriel Byrne et Robert de Niro.