samedi 19 juillet 2014

Carkeet et Eco, linguiste et jeune romancier


Le Linguiste était presque parfait (Double Negative) de David Carkeet, traduit de l’anglais (USA) par Nicolas Richard, éditions Monsieur Toussaint-Louverture, mai 2013, 288 pages, 19 euros.
Confessions d’un jeune romancier (Confessions of a young novelist) d’Umberto Eco, traduit de l’anglais par François Grosso,  éditions Grasset, février 2013, 240 pages, 17 euros.
  

La lectrice est linguiste – c’est un secret de Polichinelle. Mais elle n’est pas linguisticienne. À l’université, nous faisions la différence. La linguistique m’a toujours semblé un ésotérisme. La lecture de l’excellent roman Le Linguiste était presque parfait, de David Carkeet n’a rien changé à mes préventions, mais les a fait basculer du côté de l’humour et de l’absurde.
  
  
Il s’appelle Cook, le linguiste. Il est chercheur en linguistique, donc. Il croit qu’on le traite de « trou du cul » (nous reviendrons sur la traduction). Il travaille dans une espèce de bunker amélioré, une rotonde sise au sixième étage d’un bâtiment improbable. Les bureaux de ses collègues s’étoilent autour d’une crèche – oui, oui, une crèche – où marmottent des marmots, où babillent des bambins. L’équipe linguisticienne s’ingénie à décrypter les babils et babillages, c’est là leur sujet de Recherche. Et voilà qu’un des membres de l’équipe est retrouvé assassiné, et scalpé. Le salut – la solution – viendra du gazouillis d’un enfant. Le Linguiste était presque parfait est-il un roman policier ? On se prend à douter. Caché dans un recoin de la quatrième de couverture, un encadré suggère que ce roman est « du David Lodge avec des cadavres ». David Lodge, j’ai lu ça, oui, mais ces romans-là rappellent trop le quotidien universitaire pour qu’une universitaire y trouve son content. Chez Carkeet, le plaisir est ailleurs, ailleurs que dans l’arrière-fond policier ou la critique du milieu des chercheurs. Il y a dans ce roman, via l’intrigue pseudo-policière et l’apparente inanité linguisticienne, la mise en évidence d’un monde absurde et assumé, d’une société autistiquement repliée sur elle-même, passablement hautaine, parfaitement exécrable et séduisante. Tous ces chercheurs en linguistique se haïssent, ou s’apprécient, sans que les relations soient bijectives ou réciproques. L’anti-héros Cook et le flic Leaf incarnent des entités opposées – Cook, si peu sûr de lui ; Leaf, si fier de lui – sympathiques et attendrissantes, la sympathie et la tendresse naissant de leurs défauts, et non de leurs qualités – éventuelles. C’est beaucoup plus rigolo que David Lodge.
  
         Mais ce qui séduit le plus, dans ce roman, ce sont les allusions à la linguistique. Le titre français du roman n’est pas usurpé. Par-delà le clin d’œil à Hitchcock, il donne la clé de l’énigme. Et il souligne le vertige de la Recherche, quelle qu’elle soit, appliquée ou fondamentale. Lorsqu’il est question de fermer l’unité de Recherche, ou tout au moins d’en réduire les membres, on lit :
« Ils ont décidé de dépenser leur argent dans la recherche de sources d’énergie alternatives ou une bêtise de ce genre […]
- Vraiment ? […] Diantre. On ne sait même pas comment les gamins apprennent les verbes irréguliers ».
  
Ce genre de répliques est la marque du bon roman. Incisive, lapidaire, désopilante. Les enfants du roman, sonores mais non lexicalisés – et l’un d’eux en particulier, le petit Wally qui désignera l’assassin sans avoir à verbaliser sa dénonciation – viennent en contrepoint des adultes spécialistes, diserts, et à demi-aveugles. On se réjouira également des tortures physiques – légères – que les gamins s’infligent, qui répondent aux tortures psychologiques – sévères – des adultes entre eux. La victime scalpée avait inventé le concept de « contre-ami », concept qui mérite amplement le détour. Et qui est le nœud savoureux de l’énigme.
  
         Un dernier mot sur la traduction – on est linguiste, on ne se refait pas. Il y a quelque chose de gênant à lire « trou du cul » en français, expression sous laquelle on reconnaît le « asshole » anglo-saxon. Qui, en français, utilise encore l’expression « trou du cul » ? On pencherait plutôt pour « enfoiré », ou sa déclinaison plus imagée. Dans l’épilogue, l’allusion à un cuisinier renvoie au patronyme du linguiste, Cook. Comment traduire cela ? Le traducteur s’en sort en tournant autour de la traduction, en passant par « coq ». Ce n’est pas vraiment satisfaisant, mais c’est la seule manière de s’en sortir, semble-t-il. Ainsi, ce linguiste presque parfait pose-t-il de parfaites questions linguistiques, et pas seulement linguisticiennes…
   

Venons-en à Umberto Eco. Passons de la linguistique à la sémiotique… Umberto Eco, on le connaît, c’est une sorte d’ogre bienveillant, terrifiant d’érudition, star à peu près incontestée des best-sellers depuis Le Nom de la rose. Il a ses côtés pénibles – qui parfois nous renvoient à notre misérable condition de vers de terre, pas même luisant, quand il parle – et ses côtés solaires – qui toujours nous font nous sentir intelligents lorsqu’il décrit sur le ton de l’évidence des vérités sémiotiques qui nous étaient cachées depuis la fondation du monde, ou à peu près, et que tout à coup nous comprenons. Dans ce recueil de conférences données à Harvard, le ton est allègre, humoristique, faussement modeste. C’est ainsi qu’on l’aime, Eco. Avec l’œil qui frise. Le « jeune romancier » du titre, c’est lui-même.
  
         Attardons-nous sur le troisième chapitre de ces Confessions d’un jeune romancier, intitulé « Quelques remarques sur les personnages de fiction ». Dans cette partie, il est question de la vérité émotionnelle de la fiction, et du caractère fini du personnage. Ce que tout lecteur a ressenti et continue de ressentir, Eco l’énonce avec une intime clarté : « Je connais Leopold Bloom mieux que je ne connais mon propre père ». Cette assertion, qui sonne comme un aveu, ne marque ni la défaite de la connaissance personnelle ni le triomphe de la connaissance fictionnelle. C’est que le monde romanesque, ample, apparemment plus complexe que le monde réel, est un monde fini, et figé par le texte : « L’affirmation ‘Anna Karénine s’est suicidée en se jetant devant un train’ ne peut être mise en doute ». Mon professeur de Lettres, en classe de rhétorique, pouvait décrire mèche à mèche les coiffures d’Emma Bovary, il ne lui venait pas à l’esprit de lui en inventer d’autres. Nous en riions, mais pas plus que cela. Nous en riions avec respect.
   

Dans ce chapitre, mais également dans les trois autres, Eco ne change pas la vision que nous avons du monde romanesque et fictionnel.  Il met cette vision à plat, sur le mode érudit et humoristique. Et comme il s’agit aussi de parler du « jeune romancier » qu’il considère être, il revient sur les mondes romanesques qu’il a créés, parfois en longues citations, notamment dans la dernière partie intitulée « Mes listes », qui pourrait paraître fastidieuse, mais qui se révèle délectable à la lecture. Ces listes vivent d’un rythme interne obsédant, hallucinatoire. Je suis allée relire Le Pendule de Foucault, et y ai trouvé des palanquées de listes, et des listes de listes, que j’avais oubliées, sur lesquelles je ne m’étais pas arrêtée lors de ma première lecture – à trente-trois ans d’ici, certes. Je les ai avalées avec gourmandise, en « jeune lectrice » relisant un « jeune romancier ».