jeudi 29 mai 2014

Comment rater complètement sa vie en onze leçons de Dominique Noguez



Dominique Noguez, Comment rater complètement sa vie en onze leçons, (Payot 2002), Rivages poche, nouvelle édition augmentée,  mai 2014, 240 pages.

Réussir sa vie, si l’on en croit ce que chantait Tapie dans ses belles années, c’est, entre autres, « être au carnaval / un des rois de la fête ». Admettons. Réussir, oui, bon… Mais rater sa vie, ce n’est pas donné à tout le monde. Faire de son existence un bel et complet échec, y mettre du sien… voilà à quoi nous invite Dominique Noguez, dans un livre qui propose recettes ou principes afin d’atteindre le but fixé : le ratage. Ces recettes farceuses, d’une contradiction assumée, le lecteur les découvre à partir de la page 75 (de l’édition augmentée). Mais en préambule, en cinq chapitres pétillants d’intelligence, de culture, et de rire salubre, Noguez dresse un tableau époustouflant de la condition humaine historique et contemporaine. Il apostrophe le lecteur et la lectrice – car il envisage son public de façon large et personnelle, le ratage, après tout, c’est aussi et avant tout de l’intime – en connivence. Et, malicieusement, retourne le propos attendu. Partons de la naissance, commune à tous : nous voilà « jetés au vent mauvais » dès la sortie du ventre maternel. « Votre vie a peut-être mal commencé, mais, avec un peu de chance, elle peut continuer encore plus mal ». L’élégance de l’ironie…

Ouvrant la démonstration sur l’étymologie de « rater », qui renvoie à « rat », le rongeur et l’expression – oubliée aujourd’hui – « prendre un rat », Dominique Noguez s’en donne à cœur joie. Car le ratage est affaire de point de vue. On est toujours le raté de quelqu’un. Tout est relatif : « Qui rate vraiment sa vie, la star jouisseuse qui meurt à trente ans d’une surdose d’héroïne ou Jeanne Calment qui n’a connu comme tout plaisir en cent vingt-deux ans qu’un doigt de porto chaque dimanche ? La savetier pépère mais pauvre ou le financier à qui ses stocks options donnent une embolie ? ». On le voit : le ton est définitivement à l’humour noir, décapant. Et le regard porté sur le monde et la société acide et allègre, réjouissant.

Il ne suffit pas de rater sa vie, encore faut-il en avoir conscience. Noguez s’exprime en moraliste rigolard, conscient des inanités du temps. Plutôt que de les déplorer, il convient de s’en amuser. De pointer du doigt le vulgaire ou l’absurde. La téléréalité et les concours de miss en tous genres sont évoqués, ainsi que quelques programmes de type TF1 : « Celui-ci, professeur de lettres à la retraite qui ‟veut gagner des millions”, est prêt, sous le regard humide de son épouse et de dix millions de spectateurs en fin de repas, à répondre à des questions aussi ‟pointues” que : ‟Quel était le prénom de César ? a) Paul ? b) Jules ? c) Marius ? d) Fanny ? ».

Inventant le concept de « ratologie », Noguez le décline en quelques formules mathématiques du type : trb = nrc – nre, où le trb est le Taux de Ratage Brut. Pour enchaîner sur le trn (Taux de Ratage Net) et nous inviter à déterminer les trn respectifs de Mérimée, du Dr Petiot ou de Sophie Marceau. Trn auquel il conviendra d’ajouter – ou de retrancher –, par exemple, le cA ou le cM (coefficient d’Ambition ou de Moralité). Le précis de ratologie de Noguez repose sur des bases d’observation solides, facétieusement mises en équations.

Comment vraiment rater sa vie ? Est-il plus facile de la rater dans un pays en guerre ou en paix ? Le contexte économique, politique, ou social, est-il à prendre en compte ? Et surtout, peut-on réellement déterminer si l’on a raté sa vie, quand la notion même de ratage ouvre sur des perspectives inespérées de réussite ? Noguez invente le syndrome de Christophe Colomb et des sœurs Tatin : de leurs ratages initiaux (ouvrir une nouvelle route maritime vers les Indes, ou préparer un tarte aux pommes) sont nés des succès inattendus, qui ont fait oublier l’échec premier : « Car un danger guette : les réussites involontaires ».

Courez lire ce traité magiquement délectable ! Attention, fou-rire garanti ! Et sourire parfois douloureusement salutaire. Car ce sont nos vies ratées et réussies – conscientes ou subies – que Noguez évoque, aussi.


lundi 26 mai 2014

110 en dessous de zéro, de Jean-Pierre Jeunet, Marc Caro et Gilles Adrien



Jean-Pierre Jeunet, Marc Caro et Gilles Adrien, 110 en dessous de zéro, scénario, éditions LettMotif, 15 mai 2014, 140 pages.

« Le film de Jeunet/Caro que vous ne verrez jamais » lit-on, en bandeau rouge, sur la couverture. Que nous ne verrons jamais au cinéma, certes. Mais à lire le texte du scénario, nous le « voyons » tout de même, ce film. Il suffit d’un peu d’imagination – cette faculté qui nous permet, justement, de créer des images. À partir de ce que nous savons et aimons des films de Caro et Jeunet, la lecture de ce scénario est fluide, claire, jubilatoire.

Que l’on imagine, donc : on fait hiberner les corps, en les cryogénisant à 110 degrés en dessous de zéro, dans l’attente hypothétique d’un traitement miracle contre la maladie, ou d’un remède tout aussi miracle contre le vieillissement. Le stockage se fait en sarcophages. Un nommé Goss possède une officine de cryogénisation dont la raison sociale, « La Vigilante du froid », est symbolisée sur la couverture du livre par un logo en forme de V ailé qui rappelle à la fois un aigle à deux têtes et l’indication Viande Française que l’on peut voir sur les barquettes des linéaires du rayon frais, en supermarché. L’image naît, immédiate, chez le lecteur. Chez Caro, Jeunet et Adrien, qui ont écrit le scénario dans les années 80 – avant, donc, le scandale de la vache folle – l’image était impromptue, et comme anticipée. De la viande froide, ici, en attente de résurrection, dans un entrepôt ainsi décrit : « Carrelages blancs douteux, cuves de fonte et d’acier maculées de coulées d’acide, murs décrépis, entrelacements de tuyauteries suintantes de liquide gras, gros vumètres et manomètres en cuivre, vannes de fermeture, coupe-circuit et électroaimants de début de siècle ». Savant mélange, comme toujours chez Caro et Jeunet, de banlieue en déshérence et de science-fiction kitch, loin d’un environnement high-tech. Le substrat est celui de la nostalgie réinventée, et le décor évoque irrévocablement les années 50 et une pré, ou post, apocalypse.

L’histoire est basée sur l’ingénuité de Goss et la duplicité d’un certain Schreiner, noble vieillard inspirant confiance et respect, mais il ne faut pas s’y fier…  Un chien nommé Willie est détenteur d’un secret, les hommes de main se nomment Sportif ou Joe (Joe lit Les Aventures de Zamba), deux frères se disputent l’amour d’une même femme… L’essentiel du scénario n’est pas dans le synopsis, mais bel et bien dans les à-côtés, dans les scènes de genre – un cycliste sur la chaussée – ou les scènes de débrouillardise – un aimant fixé à la queue d’une souris pour récupérer une clé. Des petits bonheurs de scènes, parfaitement décrites en deux phrases ou à peu près, parfaitement « imaginables ».

Un scénario ne se lit pas comme une pièce de théâtre. Dans le texte de théâtre, on entend la voix. Dans le scénario, on voit le décor et les déplacements des personnages. Dans le texte de théâtre, les didascalies – lorsqu’elles existent – sont imprimées en italiques. Dans un scénario, ce sont les dialogues qui sont en italiques, car les indications autres que « la voix » constituent l’essentiel du texte, et du projet. Aux USA – le pays de l’industrie du cinéma, avec l’Inde –, un scénario est considéré comme un document de travail, librement distribué ensuite. En France, il en va autrement. Un scénario est une œuvre à part entière. Un texte presque littéraire. À lire 110 en dessous de zéro, on n’en doute pas. Les codes formels du genre sont respectés : emploi strict du présent, bien entendu, par exemple. Mais le soin mis dans l’écriture, sa délicatesse, font de ce scénario, qui ne deviendra jamais film, une œuvre. Que le lecteur savoure avec délectation.

Dans l’avant-propos, Jean-Pierre Jeunet fait miroiter un casting rêvé : Dominique Pinon, Jean-Pierre Kalfon, Lino Ventura… Libre au lecteur de prêter la voix et la silhouette de tel ou tel aux personnages. Mais libre aussi au lecteur, délivré des images filmées et seul maître de son casting, d’inventer sa propre distribution.

Les éditions LettMotif publient pour la première fois – et pour fêter le 25e titre de leur collection – un scénario qui n’a pas été tourné. Elles offrent ainsi la possibilité à chaque lecteur d’inventer son film. Un film mental, mais tout de même signé Caro, Jeunet, et Adrien.

jeudi 22 mai 2014

Mon sommeil sera paisible d’Alain Absire


Alain Absire, Mon sommeil sera paisible, Gallimard, avril 2014, 208 pages.



La passion de Robespierre

Alain Absire, dans son dernier roman Mon sommeil sera paisible, met en scène un Maximilien Robespierre troublé par une jeune femme. Le lecteur est emporté dans le tourbillon politique et social des temps révolutionnaires (de la prise de la Bastille le 14 juillet 1789, à l’exécution de l’Incorruptible le 28 juillet 1794), vu sous l’angle de la représentation. La jeune femme qui trouble Robespierre est en effet céroplasticienne, c’est-à-dire qu’elle modèle des figures de cire, à l’échelle 1. Elle se prénomme Marie (1).

Robespierre, à l’opposé de Danton, n’est pas un homme à femmes. Loin de là. Le désir qu’il éprouve pour Marie est fait de peur et d’attirance-répulsion. Lorsqu’il voit la jeune femme pour la première fois, dans son atelier du Cabinet de curiosités et autres figures de cire de Philippe Curtius, rue Saint-Honoré, elle est « penchée sur son ouvrage ». Elle lui apparaît comme une jeune femme décidée, sûre de son art, curieuse, désireuse de se perfectionner. Ce qui trouble Robespierre – et dont le souvenir le poursuit sans cesse – c’est la caresse de la cirière. Pour préparer le masque du plus vieux prisonnier de la Bastille tout juste libéré par les insurgés, elle « commença à appliquer un corps gras sur les creux, rides et sillons crasseux, de sa figure rétrécie comme peau de chagrin ». Absire écrit les scènes de modelage avec une sensualité saisissante. Celle qui caresse est aussi celle qui emprisonne, ensuite, les chairs sous des bandelettes, et laisse son modèle tout juste respirer. Dès les premières pages du roman, la vie et la mort sont mêlées, comme le désir et la peur.

Une étrange relation se noue entre Marie et Robespierre. Elle reproduit pour le Cabinet de curiosités les scènes de l’Histoire que Robespierre et ses amis sont en train d’écrire : Marie-Antoinette soulevant son fils et le montrant au peuple après que Louis XVI a juré fidélité à la Constitution, ou la fuite à Varennes, par exemple. Robespierre s’interroge sur le visage que la cirière lui façonnera, et qui « restera » : sa représentation historique et psychologique. Brûlant de désir, mais terrifié à l’idée de toucher Marie, et d’être caressé par elle, Robespierre se consume.

Puis viennent les temps de la Terreur. La guillotine sans discontinuer. Les têtes qui roulent. Le sang qui jaillit. Alain Absire dépeint la Révolution à vif, dans des scènes inspirées, hallucinatoires, expressionnistes. La folie bouillonne. Le quotidien est exacerbé, tout va si vite !, une tête après l’autre. Les massacres de septembre, la princesse de Lamballe, Manon Roland… Robespierre, entre discours à l’assemblée, crainte de la trahison des siens et désir pour Marie, est, dans le roman, un homme à la fois dépassé et sûr de son combat, conscient de marcher vers sa mort. Marie, elle, s’en va ramasser les têtes tombées sous « la feuille du boucher ». La nuit, dans les cimetières, elle fouille parmi les corps décapités, et cueille les têtes, pour figer ensuite leur ultime expression dans la cire. Parfois Robespierre l’accompagne. Ces corps, ces têtes, c’est aussi la Révolution. Alain Absire place l’Incorruptible dans le bain-même des conséquences de sa politique. Marie, la cirière, l’artiste, la ciro-reporter pourrait-on dire, devient l’intermédiaire entre idéaux et réalité. C’est bien un couple qu’Absire décrit et invente, un couple exemplaire et symbolique des temps ambiants, mais aussi un homme et une femme inconciliables. Il la laissera moisir dans un cachot, puis la sauvera. Elle le haïra, puis s’attendrira. Ils sont ensemble, puis séparés, se cherchent, puis se croisent sans se voir.

Pourtant, Mon sommeil sera paisible n’est pas une fresque romanesque. Le sujet s’y prêtait. Mais ç’aurait été tomber dans la facilité du roman historico-sentimental. Le propos d’Alain Absire est bien éloigné de cela. Ils sont tous là, les acteurs du temps : Danton, Mirabeau, Saint-Just, Desmoulins, David, Marat… Marat ! Dans sa baignoire, dans la pose exacte du tableau de David, et Marie sur les lieux, prenant les empreintes pour la scène à sculpter (p.135-138). Et c’est dans ces pages, dans la description du corps de Marat dans sa baignoire, que l’entreprise-même du roman d’Absire est soulignée : « [Robespierre] songe qu’il n’en réchappera pas toujours de justesse et que, pour la cirière, le moment viendra de lui redessiner le trait de la bouche à son idée, au cas où pareille caresse fût capable de ressusciter un mort ». C’est là que les deux « sommeils » des titres des romans d’Absire se rejoignent : celui de Lazare (Lazare ou Le grand sommeil) et celui de Robespierre (Mon sommeil sera paisible).

Mon sommeil sera paisible est un roman comme on en lit peu, comme on a peu la chance d’en lire. Sur une trame historique solide, ce sont les interrogations éternellement humaines qui sont mises en œuvre. Le personnage de Marie est l’incarnation de la femme active et moderne (ici, en quelque sorte, artiste engagée), sensuelle et sensée. Robespierre porte en lui l’obstination et le doute de l’engagement politique, en homme désirant, frustré et malheureux : la mère absente et cherchée, le père assassiné (Louis XVI, en figure paternelle). Et au-dessus de tous les massacres, de tout ce sang répandu, de ces temps que l’on croyait de virage à 180°, l’aspiration omniprésente à une transcendance, religieuse ou déiste. Les toutes dernières pages brossent un tableau ahurissant de reconstitution-imagination-création lors de la Fête de l’Être suprême. Tout y est : l’habit bleu de Robespierre, le bouquet de fleurs et de blés, l’embrasement de la statue… Mais Alain Absire parvient, dans ces pages, à susciter des images qui tiennent à la fois du réalisme et du symbolisme, du grotesque et de la poésie. Quoi que l’on fasse, quelle que soit l’issue de nos actions, semble-t-il nous dire, c’est à un « en-haut » que nous aspirons, quel que soit le nom que nous lui donnons ou les rites que nous lui dessinons.

Le roman est bâti en trois parties – Le Toucher, La Terreur, Le Sacrifice – qui conduisent inéluctablement Robespierre à l’échafaud. Qui donnent, aussi, au personnage historique, une pente christique détournée. Marie, qualifiée tour à tour de démon, d’ange, de sœur, de mère, de femme… est l’artiste troublée tout autant par les temps politiques que par l’un des hommes responsables de ces temps-là. C’est dans les méandres de la création artistique, de l’idéal politique, et des abysses de l’humain que nous conduit Absire, au cœur de la Révolution française. Temps figés, passés, historiquement actés, mais aspirations humaines valables de tous temps. Dans une langue classique, tenue, où chaque phrase compte, où chaque phrase nous oblige à penser notre condition : « Marie, démon paisible. Marie, ange embaumeur de la mort aux soins de laquelle [Robespierre] désespère d’échapper au moment de faire l’amour avec ses frères, les vers ».


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Notes
1. Sans que jamais cela ne soit dit ni suggéré dans le texte, Marie deviendra Mme Tussaud, et fondera le célèbre musée londonien. Elle est une figure historique, nièce – avérée ou adoptée – de Philippe Curtius.

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Lire l'entretien que m'a accordé Alain Absire à propos de son recueil de nouvelles Tout le monde s'aime publié chez Pierre-Guillaume de Roux