jeudi 26 février 2015

Le Prestige de Christopher Priest


Christopher Priest, Le Prestige (The prestige, 1995), traduit de l’anglais par Michelle Charrier, éd. Denoël, 2001 et Folio SF.

Film Le Prestige, scénario de Christopher Nolan et Jonathan Nolan, réalisé par Christopher Nolan, 2006, avec Hugh Jackman, Christian Bale, Scarlett Johansson, Michael Caine, David Bowie.

Le problème, avec des romans tels que Le Prestige, c’est qu’on ne peut analyser le texte sans le dévoiler. Et dévoiler ce qui fait l’âme-même de ce roman ingénieux, magistralement composé, et somptueusement symbolique, c’est tout de même embêtant pour le futur lecteur… Essayons de poser quelques bases : un jeune journaliste se rend au village de Caldlow, pour enquêter sur une secte dont le gourou semble avoir le don d’ubiquité. Ce n’est que le prétexte, biaisé mais signifiant, d’une histoire qui va renvoyer ce journaliste trois générations en arrière, vers un des ses ancêtres. Ajoutons, sans que cela porte encore à conséquence, que le journaliste en question est persuadé d’être en communication avec son frère alors qu’il est fils unique, et que la jeune femme qui l’accueille à Caldlow descend, elle, du pire ennemi de l’arrière-grand-père du journaliste.

Le véritable cœur du roman se déroule dans le Londres de la fin du XIXe et du tout début du XXe, dans le milieu des illusionnistes. Alfred Borden et Ruppert Angier se disputent la première place au panthéon de la magie. Borden présente un numéro qui donne l’illusion de la téléportation de façon parfaite. Où est le trucage ? Angier est obsédé par le numéro de son concurrent et adversaire.

Christopher Priest donne à son lecteur les journaux intimes de Borden et Angier. Dans un journal intime, on ne cache généralement pas grand-chose. Mais ces journaux-là sont rédigés de telle façon – celui de Borden, tout d’abord, puis celui d’Angier – que le lecteur sait qu’il est au centre d’un piège, d’une illusion. Qui rédige le journal de Borden ? Lui, ou un autre ? Lui ET un autre ? Et qui prend le relais lorsque Ruppert Angier ne peut plus tenir la plume, cloué sur un lit de souffrance, rongé par… ?

Une des figures centrales du roman est Nikola Tesla. Angier fait le voyage à Colorado Springs, rencontre le physicien et lui commande une machine qui simulerait la téléportation, afin de monter un numéro plus impressionnant encore que celui de Borden. Tesla répondra à ses attentes, et plus que cela.

Le Prestige est l’histoire d’une obsession : découvrir le « truc » de l’autre, le faire sien, et l’améliorer. Mais c’est aussi l’histoire de l’abandon de sa propre vie au profit de son art. Comment dire sans en dire plus ? Les magiciens les plus spectaculaires œuvrent dans ce que l’on appelle « la grande illusion ». Et l’illusion ne peut être parfaite que si la vie et l’art se confondent. Quitte à faire de sa vie un mensonge, à abandonner une partie de sa propre vérité et leurrer son monde y compris son épouse. Quitte à faire disparaître le « produit » de l’illusion, à l’ensevelir, spectacle après spectacle, dans le caveau de ses ancêtres. On ne meurt pas qu’une fois, dans le monde de la magie. Ou plutôt on…

Nous sommes bel et bien en Science-Fiction, ici, car il y a la machine de Tesla. Le fantastique et le polar se moquent des machines. Mais nous sommes aussi ailleurs, dans un registre plus symbolique, celui du double et de l’unité, de l’être et du paraître, de la vie réelle et de la vie sur scène. Le Prestige est un roman exceptionnel, qui se dévore et qui, une fois terminé, continue d’enchanter – et de désespérer – le lecteur.

Une telle histoire ne pouvait qu’intéresser les cinéastes. Que ce soit Christopher Nolan qui s’y soit collé n’a rien de surprenant. Son film, intitulé lui aussi Le Prestige, s’éloigne quelque peu du roman de Christopher Priest. Il le simplifie – il n’est plus question du jeune journaliste, par exemple, mais le schéma du retour en arrière est conservé –, le transforme en ajoutant du drame à la vie amoureuse et familiale des deux magiciens, et le complexifie par la mise en scène d’un crime. Mais les grandes lignes sont préservées, et les scènes se déroulant à Colorado Springs sont superbes. David Bowie campe un Nikola Tesla impeccable, impassible. La machine qu’il invente pour Angier, lorsqu’elle est refermée, ressemble à un immense métronome. L’image est saisissante. Comme sont saisissants le plan d’ouverture – une accumulation de chapeaux haut-de-forme – et le plan final – un alignements de caissons remplis d’eau, dans lesquels flottent les…

C'est dans le film que l'on apprend la signification du titre. Un numéro de magie se décompose en trois parties : la promesse, le tour, et... le prestige. Trois actes : exposition, déroulé et surprise. Et c'est dans le roman que l'on prend véritablement conscience que le prestige peut se mettre au pluriel. Les prestiges.  

On ne sait que conseiller : regarder le film, puis lire le roman, ou faire l’inverse. L’un et l’autre se répondent. J’ai lu trois fois le roman, visionné au moins dix fois le film. Ma préférence va au…

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mardi 24 février 2015

Regards croisés (13) – Mr Mercedes de Stephen King


Stephen King, Mr Mercedes, traduit de l’anglais (USA) par Océane Bies et Nadine Gassie, éd. Albin Michel, février 2015, 480 p.

Regards croisés

Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville
  

L’homme à la Merco

Le nouveau roman de Stephen King, Mr Mercedes, est placé sous le signe de James M. Cain. Roman policier ? Roman noir ? Ou polar, comme on dit quand on hésite… Stephen King délaisse les rives de la terreur et du surnaturel pour celles, donc, du polar. Mr Mercedes est le premier volet de ce qui est annoncé comme une trilogie, avec pour point nodal le policier.

Stephen King connaît son métier, c’est le moins que l’on puisse dire de lui. Il n’a pas son pareil pour « monter » une histoire, et pas son pareil non plus pour rendre compte d’une réalité américaine, celle des petites villes et, la plupart du temps, des petites gens. Dans Mr Mercedes, il fait montre de son talent de faiseur d’histoire, en mettant aux prises un flic et un tueur. Le tueur est barge, le flic « fini » au début du roman et totalement requinqué ensuite. L’inspecteur Bill Hodges s’ennuie dans sa retraite, calé devant son écran de télévision à regarder des programmes-poubelles. Il est parti sur un échec, il n’a pas résolu sa dernière enquête, celle du tueur à la Mercedes. Et voilà que le tueur entre en contact avec lui, revient pour le défier. Une trame simple, basique, que Stephen King va travailler en déviant quelque peu de sa manière habituelle.

Qu’est-ce qu’on aime, dans les romans de King ? Dans ses très bons romans ? Car ils ne sont pas tous très bons… On aime son talent de défricheur-déchiffreur de symboles, sa façon toute particulière de renverser un motif anodin et de nous montrer – de nous prouver – qu’il peut être porteur d’angoisse. Le clown de Ça est un des plus beaux exemples. Ou la voiture Christine. L’enfant, l’adolescent, l’amoureux, aux prises avec un inconcevable qui devient symbolique. Le roman policier, ou le roman noir, parviennent parfois à atteindre cette dimension symbolique, plus rarement que dans le genre terrifiant ou fantastique, tout de même. Dans Mr Mercedes, le tueur n’est pas intéressant. C’est un psycho-machin-truc assez convenu, qui ne surprend guère. Et quand le tueur n’est pas intéressant, ou est tout juste intéressant, c’est tout un pan de l’histoire qui fait défaut… Reste le flic, le vieil inspecteur qui reprend du service. Lui, et sa petites bande, sont réussis.

La partie inaugurale du roman, qui ne compte que onze pages, est saisissante. Tout un petit peuple est mis en scène, dans une situation parfaitement précisée : psychologie, sociologie, difficultés économiques contemporaines… et voilà que l’Homme à la Merco vient tout balayer. Le problème, peut-être – disons que c’est mon problème avec ce roman – c’est que l’on n’a pas forcément envie d’entrer dans la tête du petit méchant de l’histoire. On aime Hannibal Lecter parce qu’il est ambivalent et séduisant, et qu’il nous interroge sur quelques tabous absolus. On est fasciné par Randall Flagg parce que l’idée de déclencher le chaos n’est pas à prendre à la légère. On est ensorcelé par Fantômas, parce que la conquête du monde est une chose sérieuse. On est terrifié par le clown de Ça parce qu’il découle du Croquemitaine. Le méchant doit créer le mythe, ou y renvoyer, sinon il n’est qu’un personnage de méchant, et ces petits personnages-là, on les retrouve un peu partout, dans les bons et les mauvais romans. On attend de Stephen King qu’il nous bouleverse. On sait qu’il en est capable. On sait que la lutte du Bien et du Mal, il l’a déjà menée et fait mener par des figures inoubliables. Pas cette fois-ci.

Lire l’article de Virginie Neufville à propos de Mr Mercedes sur son blog Fragments de lecture.


mardi 17 février 2015

Dominique de Cookie Allez



Cookie Allez, Dominique, éd. Buchet-Chastel, janvier 2015, 270 pages.

Cookie Allez a eu une vraie, bonne et belle idée de roman. Une idée dans l’air du temps, qui touche à ce que nous sommes, à la façon que nous avons d’élever des enfants et de les éduquer, aux représentations que nous nous faisons, que nous subissons et que nous imposons… En un mot, ou plutôt une expression : la théorie du genre.

Un enfant naît, que l’on appelle Dominique. Les parents ont hésité : Claude ? ou bien Camille ? Hyacinthe, Anne, Marie ou Stéphane auraient pu convenir, aussi. Plus difficilement, cependant. Alors va pour Dominique. Un prénom épicène courant, c’est-à-dire non marqué par le genre : autant féminin que masculin. Mais il ne s’agit pas seulement de ne pas « marquer » l’enfant par son prénom, il s’agit également de ne pas lui révéler son sexe. Et non seulement à lui, mais également à son entourage. Que rien ne vienne influencer le développement psychique, social ou autre de ce petit être !

Drôle d’idée, drôles de parents, drôle de famille. Nous sommes à Paris, dans le quartier Picpus. Dans l’appartement règne en maître(sse) l’arrière-grand-mère de 63 ans, que l’on appelle Knitty parce qu’elle est anglaise et qu’elle tricote beaucoup. Knitty a eu une fille, Lily, qui elle-même a eu une fille, France, dont elle a laissé l’éducation à Knitty pour aller s’installer avec une compagne. France a donc été élevée par sa grand-mère, est devenue professeur d’anglais, et a rencontré Gabriel. Ils se marient, et ils ont un enfant : Dominique.

Ce Gabriel, tout de même, est un drôle d’oiseau. C’est de lui que vient l’idée d’élever Dominique dans l’ignorance de son sexe, et de le cacher aux autres le plus longtemps possible. Gabriel est un mathématicien, un chercheur pur et dur, et un idéologue qui ne dit pas son nom. Son truc, c’est la foi dans le transhumanisme, sans que jamais le mot ne soit prononcé ou écrit. France adopte le point de vue de son époux, elle a d’ailleurs peu de point de vue sur quoi que ce soit, et vogue la galère ! Dominique grandit, commence à marcher, puis à parler. Knitty, au bout d’un certain temps, est tout de même mise dans la confidence du sexe de l’enfant. Mais le bébé, puis le bébé devenu bambin ne sait pas s’il est une fille ou un garçon, ne connaît même pas la différence entre une fille et un garçon. On l’habille de layette blanche, puis de pantalons et de tee-shirts neutres, on le coiffe comme on coifferait Pierre ou Paule, on lui offre autant de poupées que de camions de pompiers.

Ça pourrait être terrifiant, et, finalement, ça l’est. Cet enfant, au nom de l’expérience qu’on lui fait vivre, est bouclé chez lui : pas d’école, pas de copains-copines, des bagarres au parc lorsqu’un camarade le traite de « pédé » sans qu’il y comprenne rien. Le roman est terrifiant, et amusant pour le lecteur. Lui non plus ne sait rien du sexe de Dominique, ne sait rien jusqu’à la toute fin, terrifiante elle aussi, et comme inéluctable. Car Dominique est une vraie peste, un vrai petit tyran domestique qui s’affirme par les cris et la colère. Gabriel et France ont fabriqué un petit monstre. On est tenté de dire : bien fait pour eux. Mais ce pauvre enfant, tout de même…

C’est comme si tout se passait dans la langue, au fond. L’arrière-grand-mère anglaise parle comme Jane Birkin et mélange en français le masculin et le féminin. Elle dit, par exemple, « mon joli tourterelle », ou encore « son propre vie ». Et là où le français admet le neutre, elle embrouille tout : « c’est quoi le vrai sexe de cette bébé ? ». Le père, Gabriel, parle comme un technocrate. Il est incapable d’exprimer un sentiment, un ressenti. Il dit, par exemple : « L’être humain en tant que propriétaire de son corps, acteur de sa vie et agent de transmission des fondamentaux d’un égalitarisme multidirectionnel (absolument indispensable dans notre société moderne), a le droit de choisir son propre mode d’être au monde ». La naissance de Dominique oblige chacun à tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler. Pas question de se trahir ! Pas question de dévoiler, par le vocabulaire, par un adjectif mal ou bien accordé, son sexe à l’enfant ! Pas question de demander « tu es content ? » ou de s’exclamer « comme tu es belle ! ». Résumons-nous : l’enfant est bouclé chez lui, il ne va pas à l’école, ne regarde pas la télévision, ne fréquente personne de son âge, ses parents et sa granny y réfléchissent à deux fois avant de s’adresser à lui… La belle vie, quoi…

Knitty, Lily et France ont toutes des façons différentes, et délétères, d’être mère. Il paraît que toute éducation est ratée, quoi que l’on fasse, de toute manière… C’est pourtant de la bouche de Lily, la mère qui a plus ou moins abandonné son enfant, que sort la vérité maternelle lorsqu’elle s’adresse à sa fille France : « Ce bébé ne t’appartient pas et tu n’as pas le droit de jouer avec ce qu’il est ».

Cookie Allez choisit le meilleur angle pour désamorcer le dogmatisme : l’humour. Mais le débat sur les Gender Studies reste ouvert.

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Complément
A lire sur Encres Vagabondes : entretien avec Cookie Allez, mené par Brigitte Aubonnet