lundi 21 septembre 2015

Intérieur nuit de Marisha Pessl



Marisha Pessl, Intérieur nuit (Night film), traduit de l’anglais (USA) par Clément Baude, Gallimard, août 2015.

Ashley Cordova, 24 ans, est retrouvée morte dans un entrepôt de New-York, et l’enquête conclut à un suicide. Cette jeune femme, ancienne pianiste prodige ayant arrêté sa carrière à 14 ans, était la fille de Stanislas Cordova, cinéaste adulé et invisible. Les films de Cordova appartiennent au registre de l’horreur mais dépassent largement le cadre étroit des séries B ou Z. Poussettes, Attendez-moi ici, La Douleur, Respirer avec les rois, L’Enfant de l’amour et les dix autres films qui composent son œuvre vont creuser au plus profond des peurs, des angoisses et des vérités des spectateurs. Le cinéaste est l’objet d’un véritable culte, le site de référence qui lui est consacré est caché dans les replis du deep web, inaccessible à qui n’est pas initié ou intronisé. Depuis une trentaine d’années le cinéaste n’est plus apparu en public, ses films se sont tournés dans sa vaste propriété, le Peak, cernée de hautes barrières électrifiées.

Le journaliste Scott McGrath a déjà enquêté sur Stanislas Cordova. Une enquête dont il est sorti ridiculisé pour avoir cité une source peu fiable, qui lui a coûté son mariage et sa réputation. Il s’interroge sur le suicide de la fille du cinéaste, et décide de pousser les investigations plus loin que la police. Une jeune fille – Nora – et un jeune homme – Hopper – vont l’assister. Elle est comédienne débutante, il est vaguement dealer et marginal.

Intérieur nuit est plus un roman noir qu’un thriller. McGrath est le narrateur, il a les allures et les réflexes d’un détective plutôt que d’un journaliste, son « assistante » Nora est sexy et amoureuse de son « patron », son « assistant » Hopper a ses entrées dans les bas-fonds. L’enquête n’est pas centrée sur la corruption politique ou économique, comme souvent dans cette littérature de genre, mais entraîne les enquêteurs, et avec eux le lecteur, sur les voies du magique et du diabolique. Marisha Pessl construit une mécanique littéraire fascinante, extrêmement précise et superbement allusive. Ashley Cordova a vécu une histoire d’amour qui est comparée, dans le roman, à celle de Roméo et Juliette. La filmographie de Stanislas Cordova n’est pas qu’un catalogue de titres : Pessl nous donne l’argument de presque tous ses films, suggère des interprétations philosophiques et psychologiques, décrit les décors et les vêtements des personnages. Le cinéaste, par son œuvre, peut rappeler David Lynch ; sa manière de travailler a beaucoup à voir avec celle du Coppola d’Apocalypse now ; son retrait dans son château-forteresse le rattache à Stanley Kubrick.

Le trio d’enquêteurs va interroger les amis d’Ashley, les personnes qui ont croisé la jeune fille durant les derniers jours de sa vie, puis s’intéressent aux actrices qui ont tourné dans les films de son père. Peu à peu, il devient évident qu’ils ne pourront éviter de se rendre au Peak, la demeure inaccessible du cinéaste. Des indices convergents les obligent à creuser toujours plus profondément dans la folie, la magie noire, l’envoûtement. Ashley a-t-elle été victime d’un pacte que son père aurait signé avec le diable ? Pourquoi sa mère s’est-elle suicidée ? Qui est ce prêtre qu’Ashley poursuivait, et que lui voulait-elle ? Où conduisent les souterrains qui courent sous l’immense parc de la demeure, et pourquoi Cordova les empruntait-il ? A quoi bon construire un pont pour enjamber le ruisseau ? Et que faisait la petite Ashley, à 6 ans, pieds nus, en pleine nuit, à l’entrée de ce pont ? Après s’être introduits clandestinement dans le parc du Peak, Nora, Hopper et McGrath se séparent. Entre les pages 509 et 578 – pages délimitées par des encarts noirs – McGrath va vivre une aventure horrifique qui n’est pas sans rappeler la partie intitulée « Le rapport sur les aveugles » du fabuleux roman Héros et Tombes de l’Argentin Ernesto Sábato [1]. McGrath, comme Fernando Vidal dans le roman de Sábato, se retrouve seul face à ses peurs les plus intimes, cerné par les décors des films de Cordova, contraint d’enfiler les vêtements de personnages ayant commis des actes terribles. Ces soixante-dix pages font basculer l’enquête sur la mort d’Ashley et la personnalité de Cordova au rang de prétexte pour une quête plus profonde, plus essentielle. Episode paranoïaque déterminant, ces pages retournent comme un gant le propos de l’apparent thriller et mettent en évidence les thèmes centraux de ce roman noir-plus-que-noir : le Bien et le Mal, la Vie et la Mort, l’Erreur (plus que le mensonge) et la Vérité. Le cinéma, pour Cordova, n’était pas que la représentation ou le leurre de la réalité. Ses films ne semblaient pas vraisemblables, ils étaient vrais. Les acteurs se battaient pour tourner avec lui, mais ensuite, ils ne tournaient plus jamais, ils disparaissaient, ou changeaient complètement de métier. L’expérience que va vivre McGrath va le changer, lui aussi, à jamais.

Peut-être Marisha Pessl, qui a un sens diabolique du récit, n’a-t-elle imaginé cette histoire de cinéaste retranché du monde et de suicide de sa fille que pour écrire ces soixante-dix pages. Un récit dans le récit, parfaitement hallucinatoire et parfaitement révélateur. Car le héros d’Intérieur nuit, c’est bien McGrath, c’est bien sur lui que convergent toutes les résolutions, bien plus que sur Ashley ou Cordova. En cherchant à débusquer le cinéaste invisible, en le traquant à nouveau comme il l’avait fait cinq ans auparavant, en tentant d’arriver au centre du labyrinthe et d’y dénicher le dieu vengeur qui se terre et tire les ficelles de pantins humains, c’est bien lui-même qu’il cherche. En tout cas, c’est bien lui-même qu’il trouve. « Ma vie était un costume que je n’avais mis que pour les grandes occasions » dit-il, au plus fort de l’épisode, alors qu’il est dans le noir complet, avec un papillon de nuit blessé pour seul compagnon. Les décors intacts des tournages anciens, le réseau de souterrains sous le Peak, dessinent aussi le labyrinthe mental dans lequel erre McGrath. Soudain, tous les protagonistes de l’enquête disparaissent. Tel immeuble visité est vidé de ses occupants, telle maison où l’on a interrogé des témoins n’est plus qu’un tas de cendres, le carnet qui contenait les notes prises lors des rencontres est volé… Rien… Il n’y a plus rien… Même Nora et Hopper s’en vont. Ne reste que McGrath, sorti de son labyrinthe, de sa nuit intérieure, réconcilié. Il peut à présent aller à la rencontre de Cordova, le dieu caché. Il a passé l’épreuve.

Intérieur nuit est un livre d’une force impressionnante. Les nombreux renversements de situations, tout au long du roman, sont autant de bifurcations, de coudes, dans l’itinéraire de McGrath. Marisha Pessl mêle intimement le fond et la forme, sans jamais trahir la stabilité du récit, en parvenant toujours à maintenir la tension, à happer le lecteur. C’est ainsi que l’on imagine les films de Stanislas Cordova : des films de genre, mais qui bousculent l’essentiel. Marisha Pessl bâtit un roman qui dépasse le genre, sur le modèle de la filmographie de son personnage cinéaste. Et ça, c’est du grand art [2].

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1 –Sobre héroes y tumbas de Sábato (en français Héros et Tombes, ou Alejandra dans sa première traduction) est sans doute l’un des plus grands romans de la deuxième moitié du XXe siècle.
2 – On reconnaît le véritable écrivain à la constance des thèmes déclinés, comme on le dit en musique, en mode mineur. Marisha Pessl, qui est née en 1977, n’a encore publié que deux romans : La Physique des catastrophes (2006, et 2007 pour la traduction française) et Intérieur nuit. Dans ces deux romans, d’égale ampleur narrative et d’ambiances totalement différentes, le genre est chaque fois détourné, ou retourné : La Physique des catastrophes est une variation autour du Campus novel, Intérieur nuit autour du roman noir. Dans les deux romans, la figure du père est essentielle, mystérieuse et délétère, la fille est surdouée, la mère suicidée. Et l’on retrouve des papillons – blessés ou épinglés sous verre.