vendredi 20 mars 2015

Misère du roman de Jean Rouaud


Jean Rouaud, Misère du roman, Grasset, mars 2015.

Jean Rouaud publie simultanément en ce mois de mars 2015 le quatrième volet de son cycle « La Vie poétique » intitulé Être un écrivain et un petit recueil de trois essais (deux conférences et un article) réunis sous le titre Misère du roman. La lecture parallèle des deux ouvrages semble aller de soi. Mais il ne sera question dans cet article que du texte de la conférence de Kobe sur le roman.

Comme l’annonce le bandeau rouge sur la couverture bleue de l’essai, il s’agit de littérature, d’idéologie et d’histoire. 

Lire l'article sur La Règle du Jeu 

mardi 17 mars 2015

Regards croisés (14) – Premier amour de Joyce Carol Oates



Regards croisés

Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville
  
Joyce Carol Oates, Premier amour (First love - A gothic tale), traduit de l'anglais (USA) par Sabine Porte, éd. Philippe Rey, mars 2015, 112 pages.

La littérature gothique est marquée par le diable, les jeunes filles vulnérables et les manoirs lugubres. Premier amour, sous-titré Un conte gothique, ne déroge pas à la règle. La petite Josie emménage avec sa mère chez de lointains parents qu'elle n'a jamais vus :

L'été de mes onze ans, ma mère s'est enfuie avec moi (pour reprendre ses termes) à Ransomville, dans l'état de New York. Où nous avons été réduites au rôle de parents pauvres dans la vieille maison des Burkhardt.

La « haute maison en bardeaux », à présent quelque peu déjetée, est le repaire de tante Esther et de son petit-fils Jared. Ce dernier, maigre et ténébreux, est étudiant en théologie. Sa voie est toute tracée : il sera révérend, comme son père et son grand-père. La mère de Josie, la pimpante et si peu mère Délia, refuse de regarder en arrière, considérant que la vie, c'est ici et maintenant. Elle ne s'occupe pratiquement pas de sa fille, trouve un emploi et un « ami », rentre tard ou s'envole pour quelques jours. En attendant de découvrir sa nouvelle école, Josie est laissée en quasi abandon. Et devient la proie - facile, consentante - de Jared.

Il existe bien des manières d'écrire sur les enfants victimes d’abus sexuels. Joyce Carol Oates évite tous les pièges du bassement scabreux. Elle adopte un angle gothique parfaitement balisé : on croise des vautours menaçants, un serpent terrifiant et séduisant à la fois, on est cerné par les représentations d'un Christ sulpicien, kitch, vaine image protectrice ou salvatrice. Josie consent à tout, ou presque. Aux attouchements, aux coups et aux humiliations, au sang qui perle ou que l'on s'échange. La jeune fille a besoin d'amour. Que Jared s'intéresse à elle ressemble déjà à un petit miracle... alors elle se laisse faire et ne peut que penser « Amour. Amour. Amour Jared, ne me fais pas de mal ».

Délia ne s’intéresse pas à Josie. « Une enfant de onze ans existe à peine » dit-elle à sa fille. La grand-mère de Jared sur-couve son petit-fils : elle repasse et amidonne les chemises d’un monstre, refusant de voir ou de s’avouer que quelque chose ne tourne pas rond chez le jeune homme. Les femmes adultes ferment les yeux, ou se désintéressent du sort de la fillette. La fillette, elle, saura sauver de l’enfer une plus petite qu’elle.

Délia a souvent des remarques amères sur la place faite aux femmes dans la société, et des sous-entendus énigmatiques sur sa fuite. Son désenchantement et sa rage l’empêchent de regarder sa fille. Josie est presque seule au monde. « Comment rester enfant sans la présence d’un adulte qui vous définisse ? » s’interroge-t-elle. Joyce Carol Oates choisit ici d’entrer dans la tête de la victime plutôt que dans celle du bourreau. Ce conte gothique contemporain est aussi une juste observation psychologique et sociologique.

samedi 7 mars 2015

Des éclairs de Jean Echenoz



Jean Echenoz, Des éclairs, éd. de Minuit, 2010, 176 pages.

Après Ravel et Zátopek, Jean Echenoz conclut sa trilogie biographique par Nikola Tesla, qui apparaît dans le roman Des éclairs sous le seul prénom, ou patronyme, de Gregor. La musique, le sport, l’ingénierie électrique. Au centre de ces trois romans, chaque fois, un homme et sa solitude. Le Gregor d’Echenoz est un homme seul, enfermé dans ses phobies – il fuit les microbes comme la peste, ce qui ne facilite ni les rapports sociaux, ni les rapports amoureux – et dans la certitude de son génie. En quoi il n’a pas tort.

Que doit Gregor à Tesla ? Sa physionomie, et à peu près tout le déroulé de sa vie. Né dans un pays de l’est dans la deuxième moitié du XIXe siècle, il traverse l’Atlantique, travaille avec Edison et se fait rouler, puis avec Westinghouse et Morgan. Gregor invente à tours de bras tout ce qui fera la modernité. Il démontre les avantages du courant alternatif sur le courant continu, dépose des brevets mal rédigés sur la transmission des ondes sonores dont Marconi s’empare pour devenir le père de la radio, découvre les rayons X mais un autre, là encore, lui vole l’invention. A Colorado Springs, en pleine montagne, il effraie les habitants du coin en déclenchant des éclairs gigantesques. C’est la nuit en plein jour, la nuit sonore et effrayante. Gregor est capable d’agir sur la météo. Et pas que cela : il écoute, aussi, la musique des sphères, et croit entendre bavarder les Martiens. Il donne à manger aux pigeons, les accueille et les soigne jusque dans la dernière chambre d’hôtel qu’il occupe, au New-Yorker. Tesla, oui. Sa vie entière. Sur l’exact déroulé du documentaire Le Génie du tonnerre (1999), que l’on peut visionner sur le web ici.

Le Gregor d’Echenoz est un type peu sympathique, et il paraît que Tesla ne l’était guère plus. Mais Des éclairs, comme Ravel ou Courir, n’est pas une biographie. Gregor n’est pas Tesla. Gregor est un personnage littéraire, plongé dans une époque définie, paré des qualités physiques, professionnelles et sociales d’un ingénieur nommé Nikola Tesla. Gregor est peut-être une projection. Disons qu’avec le musicien et le sportif, le triptyque dessine, sous des latitudes et des époques différentes, une silhouette d’homme seul. Le génie de ces trois hommes, dans des domaines distincts et éloignés, semble induire tout naturellement la mélancolie.

D’où vient, à la lecture de ce troisième volet des biographies romancées, cet agacement ? Le ton qu’emploie Jean Echenoz pour s’approcher de son personnage est tantôt primesautier, tantôt proche du ridicule :

Avec tout ça, qui est allé vite comme toute sa vie, Gregor va sur ses cinquante-cinq ans. (p. 124)

Aussi prémuni qu’il ait pris soin d’être, bardé de textiles et de bonne volonté, le froid s’infiltre en lui par leurs interstices avec l’accablement par ses neurones. (p. 131)

La vie de Gregor tient de la tragi-comédie. Dans une tragi-comédie, on devrait à la fois rire et pleurer. Dans Des éclairs, la lectrice est toujours restée à distance, ne s’est jamais sentie invitée. S’est un peu ennuyée. Ne s’est pas mise en colère, comme elle le fait lorsqu’elle lit des textes qui lui semblent mauvais. Elle a juste eu envie d’aller relire Lac et Nous trois, ses Echenoz préférés.

*

NB : Nikola Tesla est un personnage à lui tout seul. Il a souvent inspiré la fiction. On le croise dans les Enquêtes de Murdoch, et, bien sûr, dans Le Prestige de Christopher Priest. Il est le savant fou – avec son rayon de la mort – des aventures de Superman. On le retrouve aussi dans… et dans… Je m’en vais regarder cela de très près.