samedi 25 avril 2015

Surprise 10 – Musso sans le lire



Guillaume Musso, L’Instant présent, XO éditions, mars 2015,  374 pages.

Le jeu des citations


Je n’ai lu qu’un roman de Guillaume Musso – La Fille de papier – et la vie est trop courte pour… etc. Le hasard a mis sur ma route le dernier opus de Musso, intitulé L’Instant présent : il trônait, tout neuf, sur l’étagère des nouveautés de la médiathèque que je hante parfois. Je l’emprunte. Non pour le lire, mais pour ne pas le lire.

Je ne sais pas sur quoi repose l’intrigue, la quatrième de couverture laisse entendre que, bien que leur « complicité soit immédiate », il est interdit à Arthur et Lisa de s’aimer, ce qui est une « terrible vérité ». Le tout se déroule « dans un New-York plus imprévisible que jamais », où règne « le plus impitoyable des ennemis : le temps ». Le pitch s’inscrit en gras en haut de la quatrième de couv’ : « Lisa et Arthur n’ont rendez-vous qu’une fois par an. Il passe sa vie à la chercher… elle passe la sienne à l’attendre ». Toujours sur la quatrième de couv’, un slogan appétissant : « Un thriller psychologique vertigineux au final stupéfiant ». Tout cela fait beaucoup d’adjectifs, et pas des moindres. Reprenons : terrible, imprévisible, impitoyable, vertigineux, stupéfiant. N’en jetez plus.

Ouvrons le roman. Page de dédicace :
À mon fils.
À mon père.
Dans cet ordre-là, dans cette disposition-là, avec les points finaux. L’auteur se situe, en creux, au milieu de cette filiation. La flèche du temps se déplace de bas en haut (nous pointons vers le ciel). Une dédicace ainsi disposée : « à mon fils, et à mon père » aurait projeté une flèche horizontale, de la droite vers la gauche, un sens-contre-sens qui aurait mélangé le passé avec l’avenir (l’avenir regardant vers la droite). Donc, je ne lis pas le roman (c’est le but du jeu), mais j’en conclus, à cette simple page, que tout ça est une histoire de famille.

Jouons à présent au jeu des citations. Qui n’est pas un jeu, tout juste une petite promenade dans tout ce qui, dans le roman de Musso, n’est pas de sa plume.

Page 9. Ouverture. Citation de Stephen King : « L’amour a des dents et ses morsures ne guérissent jamais ». Puisque Musso est présenté en France, ces dernières années, comme le maître du suspense fantastique, une citation de King s’impose. J’avance linéairement dans les pages, il est possible (probable) que je tombe à nouveau sur une phrase de King en exergue (dans La Fille de papier, King était cité deux fois). Donc, cette citation toute seule sur une page blanche donne le ton du roman. C’est une histoire d’amour. L’amour fait mal.

Tournons à nouveau la page. Il doit s’agir d’un prologue, intitulé « L’histoire de nos peurs ». La citation, ici, est de Pablo de Santis, un des écrivains sud-américains les plus intéressants de ces dernières années. Citation, donc : « L’histoire de notre vie est l’histoire de nos peurs ». On tourne un peu en rond, là.

Page 13 commence la Première partie du roman, « Le phare des 24-Vents ». Page 15, le chapitre est intitulé « Lighthouse », qui signifie « phare » en anglais. La citation sera-t-elle tirée de Virginia Woolf ? Ah non, c’est Françoise Sagan qui s’y colle : « Je me demande ce que le passé nous réserve ». Page 29, le chapitre suivant est intitulé « L’héritage », et la citation est de Jean Grosjean : « Le passé est imprévisible ». Je ne lis pas le texte de Musso (je m’en fous, du texte), mais je suis assez heureuse de suivre ce fil de réflexion qui va de Sagan à Grosjean. Je m’interromps un instant pour aller chercher une canette de Perrier, je me remets au clavier, et je fais défiler les pages du roman entre mes doigts, comme un flip-book. Ah tiens, il y a une partie « références ». Références ? Musso a-t-il besoin de donner ses références ? Je m’attends à une bibliographie (on ne sait jamais, on peut avoir de bonnes surprises), mais non, il s’agit simplement des « références » des citations, preuve qu’elles ont vraiment de l’importance pour l’auteur. Ah zut alors, la citation de Grosjean n’est pas attestée, elle lui est simplement « attribuée ». Où, quand, comment ? Mystère. Donc, pas de fil de réflexion clair et net entre Sagan et Grosjean. C’est peu dire que je suis déçue. Reprenons le bouquin dans l’ordre, nous en sommes à la page 41, et nous retrouvons notre écrivain national, Victor Hugo, avec un vers tiré de La Fin de Satan : « Le soleil était là qui mourait dans l’abîme ». Fin de la Première partie.

La Deuxième partie a pour titre « En des lieux incertains », ce qui fait rudement penser à du Fred Vargas, qui a dû songer, elle, au monde romain antique pour trouver son titre (les lieux incertains étaient ceux qui n’appartenaient ni au royaume des vivants, ni au royaume des morts). Page 51, un chapitre intitulé « Les lumières de la ville » (coucou Charlie Chaplin), sous la tutelle de Ruth Rendell : « La route de l’enfer est si bien pavée qu’elle ne réclame aucun entretien ». Oups, je retire ce que j’ai dit précédemment, peut-être que Musso, lui aussi, a mis sous l’incertitude de son en-tête de partie une référence mythologique. Rendell, donc, et l’enfer. Ça ne peut pas nuire. Bonne référence. Chapitre suivant : Oscar Wilde : « Sachez que je puis croire toute chose, pourvu qu’elles soient franchement incroyables ». Oh oh, le texte du roman, que je ne lis toujours pas, vaut peut-être que l’on y jette un coup d’œil… Tentative. « Une pluie torrentielle brûlante s’abat sur moi. Avec une telle force qu’il me semble qu’on me plante des clous dans le crâne ». Non, décidément, je ne vais pas lire le texte… C’est au-dessus de mes forces. Je m’en tiens aux citations. Avançons. Il est long, ce chapitre… beaucoup de pages à tourner, et nous voilà rendus page 123. Romain Gary : « Aimer est une aventure sans carte et sans compas où seule la prudence égare ». Trente pages plus loin, Laurence Tardieu. J’avoue que je ne connais pas. Je vais vérifier dans les « références » en fin de livre, la citation « j’ai songé que ce qui est violent, ce n’est pas le temps qui passe, c’est l’effacement des sentiments et des émotions. Comme s’ils n’avaient jamais existé » est tirée de Un temps fou, paru chez Stock en 2009 (ah oui, j’ai oublié de préciser, ce sont des références très précises, le titre du roman, l’éditeur et la date de publication, à chaque fois. Enfin, pas pour Grosjean… Et donc, pour La Fin de Satan du père Hugo, référence : Hetzel, 1886, j’avoue que ça m’en bouche un coin). Laurence Tardieu, donc. Mais… j’ai raté une page ? J’ai sauté la citation de Confucius page 151 ? Confucius est bien référencé dans les références, entre Gary et Tardieu, mais à la page 151, je ne vois rien que le texte du roman, que je parcours, m’arrêtant à « ‟Souviens-toi que l’on a deux vies” […] C’est une vieille parole de sagesse chinoise : on a deux vies et la seconde commence lorsqu’on prend conscience qu’on n’en a qu’une ». Confucius doit se cacher là-dessous. Je vérifie sur le Net, ah ben oui, citation de Confucius, attestée par top-citations.com et allocitations.com. Va pour Confucius. Les « références » ne se cantonnent donc pas aux exergues. Va falloir être attentive.

Page 179, titre de la Troisième partie : « L’Homme qui disparaît », subtil mélange entre L’Homme qui en savait trop et Une femme disparaît, deux films d’Hitchcock (mais les « références » ne s’y réfèrent pas). Page suivante, premier chapitre : « Shakespeare in the Park », allusion aux pièces que l’on joue à Central Park (le roman, on s’en souvient, se déroule en partie dans « un New-York plus imprévisible que jamais », dixit la quatrième de couverture). Citation d’Aldous Huxley : « L’expérience, ce n’est pas ce qui arrive à un homme, c’est ce qu’un homme fait avec ce qui lui arrive ». Ok. Page 205, la citation du chapitre intitulé « Une journée particulière » (décidément, cette partie est placée sous le signe du cinéma) va chercher caution chez… Saint-Augustin : « Où pouvait donc mon cœur s’enfuir loin de mon cœur ? Où pouvais-je m’enfuir en me fuyant moi-même ? ». Les Confessions de Saint-Augustin, dans les références, ne sont pas datées. Échaudée par l’aventure confucéenne de la page 151, je fais désormais très attention en tournant les pages. Page 213, je tombe sur deux vers de Baudelaire tirés de L’Horloge (poème que Mylène Farmer a chanté sur son album Ainsi sois-je). Page 217, le chapitre « L’Homme qui disparaît », qui porte donc le même titre que la partie dans laquelle il s’insère, est placé sous le signe d’Hermann Hesse : « Sur les chemins tranquilles on n’envoie que les faibles ». Je ne sais toujours pas ce qui se trame dans ce bouquin, mais là, les choses doivent être en train de s’accélérer : il arrive des trucs à un type qui en tire de l’expérience, qui se met à fuir loin de son cœur tout en se fuyant lui-même, et qui doit être un homme fort, car ses chemins ne sont pas tranquilles (s’ils le sont, à quoi bon faire un roman ?).

Petite pause (cet exercice – ne pas lire le livre – est ludique ET crevant). Reprenons.

Page 221, chapitre « Les bateaux fantômes » (Brrr…), citation de Colum McCann : « La plupart de ceux qui ont un peu de jugeote savent [que l’amour] change au fil du temps. Selon l’énergie qu’on lui consacre, on le garde, on s’y accroche ou on le perd ». C’est possible. Il n’empêche que ce passage doit renouer avec le thème amoureux, que les citations précédentes (à part celle de Gary), avaient tenu à l’écart. Où en sont-ils, Arthur et Lisa ? Je ne le saurai jamais… Le chapitre suivant, « La chambre russe », est placé sous l’égide d’Ernest Hemingway : « Il embrassa la mer d’un regard et se rendit compte de l’infinie solitude où il se trouvait. Toutefois, il continuait à apercevoir des prismes dans les profondeurs ténébreuses ». (J’apprends, au détour des « références », que c’est Jean Dutourd qui a traduit Le Vieil Homme et la Mer, ce que j’ignorais). Ah oui ! Il avait bien été question d’un phare, dans une tête de chapitre, non ? On doit y être, ou y retourner, à ce point-là de l’intrigue mussoïenne. Page 247, chapitre « Les deux tours », avec la date 2001, on voit à peu près de quoi il va être question. La citation associée est de Claire Keegan, un écrivain irlandais que je ne connais pas (c’est une nouvelliste, j’irai jeter un coup d’œil, tout de même) : « il est très rare que deux personnes veuillent la même chose à un moment précis de l’existence. Quelquefois, c’est l’aspect le plus dur de la condition humaine ». Euh… pas sûr que j’aille voir de plus près, finalement. Fin de la Troisième partie.

La quatrième : « Le clan Costello ». Chapitre premier de cette partie, page 259 : nous renouons avec le cinéma, de façon biaisée. Titre : « Le troisième souffle ». Ô Melville, ô Gu, ô Manouche ! Citation d’Antoine de Saint-Exupéry : « L’essentiel, nous ne savons pas le prévoir. Chacun de nous a connu les joies les plus chaudes là où rien ne les promettait. Elles nous ont laissé une telle nostalgie que nous regrettons jusqu’à nos misères, si nos misères les ont permises ». Ben dis donc, ça doit pas s’arranger, dans le roman… Page 271, « La marche du temps », et convocation de Gabriel García Márquez : « Il était encore trop jeune pour savoir que la mémoire du cœur efface les mauvais souvenirs et embellit les bons, et que c’est grâce à cet artifice que l’on parvient à accepter le passé ». Le convoqué suivant, dans « Les cœurs défaits », est François Truffaut : « Ce n’est pas l’amour qui dérange la vie, mais l’incertitude de l’amour », citation, nous dit-on, tirée des Deux Anglaises et le continent, et attribuée au seul réalisateur. Pourquoi évincer Jean Gruault, le co-scénariste ? Page 293 (on tient l’bon bout…), chapitre « L’un sans l’autre », citation de John Irving : « Me sentir seul, j’en avais l’habitude, mais la haine de soi est bien pire que la solitude ». Visiblement, ça ne s’arrange pas, dans le roman. Arbitrairement, je relie cette phrase aux états d’âme du héros, Arthur. Je me demande comment va Lisa… Ah ! Dickens ! Il est là, sagement cité sous le titre du chapitre « La saison des pluies » (il pleut sur Londres, souvent, il est vrai…) : « La vie est une suite de séparations soudées ensemble ». Ah tiens, dans les références, on ne nous donne pas le nom du traducteur, cette fois ; juste l’éditeur de la première édition et la date, 1861. Il doit bien gagner sa vie, Musso, non ? Il pourrait peut-être payer un stagiaire, un petit étudiant en métiers du livre, spécialisé en édition critique, qui complèterait ses « références »… Et puis paf !, page 317, tu te prends Borges en pleine poire : « Il y a deux individus en chaque personne : le vrai, c’est l’autre ». Borges, putain. Laisse-le tranquille, Guillaume. Surtout que tu nous précises, dans tes références, que cette citation est apocryphe (apocryphe ? wow ! Celle de Grosjean n’était qu’ « attribuée »). Borges, tu le lâches, s’te plaît. Déjà que ton chapitre, là, il s’intitule « Le vrai, c’est l’autre »… Reprenons-nous.

Page 331, il se passe quelque chose. Quelque chose qui a à voir avec la  poésie, avec l’utilisation que certains poètes (n’ayons pas peur des mots)  font des blancs de la page. Cette page 331, lecteur, je te l’offre :



Tu auras remarqué que le père Hugo est à nouveau convoqué. Le passage est tiré de L’Homme qui rit, et ce n’est même pas une blague.

A partir de là, tout est permis… On peut tout oser… En revenir à Stephen King (« La fiction n’est que la vérité qui cache le mensonge », p. 335, j’aurais dû parier, j’étais sûre que King reviendrait…), en passer par James Sallis (« Peut-être le meilleur de notre vie appartient-il toujours au passé ») et finir sur un sonnet de Shakespeare, ben tiens : « L’amour […] est un phare érigé pour toujours / Qui voit les ouragans sans jamais en trembler », et pour l’évocation du traducteur, tu repasseras.


Alors quoi ? A quoi il sert, ce jeu des citations ? A remarquer (mais quelle importance ?) que toutes, toutes, sont basées sur le paradoxe. Et que, loin de leur contexte, de l’œuvre dont elles sont tirées et de l’œuvre entière de l’écrivain à qui on les a subtilisées, elles assoient un fantastique de boutiquier et servent de caution à un façonnier. Ce jeu des citations est désespérant : lire tous ces noms chéris (la plupart chéris), tous ces passages d’auteurs aimés (la plupart aimés), utilisés au profit d’une industrie. Un produit par an, Musso. La page « du même auteur », située à la fin du bouquin, nous le rappelle. Un par an, bon sang. On a onze mois tranquilles devant nous, pas plus, les gars (les filles).

*

PS : dialogue à la médiathèque, tout à l’heure, avec le gentil bibliothécaire :
- Ah, vous aussi, vous lisez Musso ?
- Je vais écrire un article là-dessus.
- Ouais ! C’est ce qu’ils disent tous…

vendredi 24 avril 2015

Le Vin des morts de Romain Gary


Romain Gary, Le Vin des Morts, roman, édition établie et annotée par Philippe Brenot, Cahiers de la NRF, Gallimard, mai 2014, 240 pages.

Romain Gary, Le Sens de ma vie, entretien, préface de Roger Grenier, Gallimard, mai 2014,  106 pages.


Romain Gary : la permanence

Le Vin des morts, le roman que Roman Kacew, qui n’est pas encore Romain Gary, commence à rédiger pendant ses études de droit à Aix-en-Provence, est un livre qui aurait mérité un éditeur. On est en 1933, Kacew/Gary a dix-neuf ans, et il met dans ce premier long texte toutes les angoisses, les espérances, et les fulgurances qui plus tard nourriront son œuvre, et sa vie. Le Vin des morts, au titre retourné d’ « eau de vie », a été écrit avant la seconde guerre mondiale. La société qui sert de toile de fond au roman est encore celle de la guerre de 14. Mais à le lire aujourd’hui, cent ans après la naissance de l’auteur et l’irruption du premier conflit mondial, le lecteur se prend comme une gifle quelque chose de l’Humain éternel, diablement contemporain et universel. C’est ce que l’on appelle le génie de la littérature.

Peut-être que Romain Gary n’a jamais cessé d’être ce jeune homme de dix-neuf ans rédigeant son premier roman. Sous toutes les latitudes, sous tous les pseudos, et sous les différents costumes qu’il a portés, Gary brasse une colère rentrée teintée de pur espoir. Dans son éclairante présentation, Philippe Brenot revient sur l’histoire du manuscrit de ce premier roman non publié, sur les influences littéraires du jeune Kacew de l’époque, et sur les échos que ce premier texte éveille à la lecture de l’œuvre entière, et singulièrement sur celle d’Émile Ajar. Le manuscrit : comme souvent, avec Gary, il faut s’en remettre à l’amour. À une histoire d’amour. Le manuscrit a été offert en 1938 par Gary à la femme qu’il aimait, la Suédoise Christel Söderlund. Une femme libre pour l’époque, mariée et mère d’un petit garçon, en instance de divorce, reporter sur le terrain à l’heure de l’Anschluss. Gary lui offre le manuscrit en témoignage d’amour. Les influences sont celles d’un jeune homme grand lecteur et grand imaginatif : les Russes – Gogol surtout –, Poe, un peu de Jarry, beaucoup d’expressionisme. Les échos sont, d’après Brenot, typiquement ajariens. Les quatre romans signés Ajar seraient des variations autour de thèmes ébauchés dans ce premier roman. Mais Ajar contamine l’œuvre publiée sous le nom de Gary… Dans cette œuvre-là, tout est dans tout, tout est dit sous tous les pseudos. Clair de femme aurait pu être signé Ajar, et l’Angoisse du roi Salomon publié sous le nom de Gary. Brenot, lui, suggère et montre de façon quasi irréfutable que Gros-Câlin et La Vie devant soi sont en germe dans le premier roman de Roman Kacew ; que le nom, bien établi, de Romain Gary, n’est qu’un épisode dans la vérité romanesque et littéraire de Kacew/Ajar – qui sont un seul et même écrivain : le jeune homme, et l’homme vieillissant retrouvant sa jeunesse et sa liberté d’écriture.

Que raconte Le Vin des morts ? En fait, le roman ne raconte rien. En tableaux successifs, à peine reliés les uns aux autres, Le Vin des morts montre la vie des morts. Nous sommes dans un souterrain, parmi les squelettes. Nous voyons l’après-mort par les yeux du candide Tulipe, tombé sous la terre du cimetière dont il a escaladé la grille, ivre-mort.  Chevalier errant à sa manière au royaume d’outre-tombe, Tulipe voit et entend des scènes auxquelles il ne participe pas toujours, et auxquelles il ne comprend pas grand-chose. Ces scènes forment une danse macabre drôle et terrifiante. Les ossements s’animent et parlent, fréquemment sur le mode provocateur, érotique, scatologique. C’est la grande liberté de la mort : on ne craint plus rien. « C’est la chose la plus drôle que j’ai entendu depuis que je suis mort » (p.52). Plus loin (p.180) Tulipe osera l’expression « nu comme un vers », expression à la fois réaliste et drolatique dans le contexte. Le Vin des morts frappe là où ça fait mal et où ça fait du bien à la fois : en plein cœur de ce qui fait l’Homme – sa condition, sa solitude, l’incompréhension du monde qu’il a forgé et qu’il subit. Et comme dans l’œuvre de Gary tout est dans tout, il faut aller relire aussi La Danse de Gengis Cohn. Qui, dans son titre et son propos, évoquait – revenait sur – la danse macabre.

Tulipe… C’est donc un dénommé Tulipe qui se retrouve au fond des souterrains dans Le Vin des morts. Mais Tulipe, on le connaît. Il (ré)apparaît en 1946, dans le deuxième roman publié de Gary, tout juste après Éducation européenne. Dans Tulipe, Tulipe est un ancien déporté qui vit à Harlem. D’un cynisme bouleversant, ce roman est une espèce de texte post-apocalyptique – nous sortons des horreurs du nazisme –, un composé de foi en l’Homme et de terreur de l’homme. Le ton du roman Tulipe nous vaut un coup de poing à chaque phrase. On ne prendra ici qu’un exemple : « Noir, ou nègre. Se dit également : juif. Terme général désignant des êtres inférieurs issus du singe. En anglais : shit-eaters. Divers produits chimiques avaient été inventés afin de les éliminer et de protéger les récoltes. Connus également sous le nom de phylloxera ». Gary fait passer son personnage de Tulipe de l’après-guerre de 14-18 à l’après-guerre de 39-45. Et nous, lecteurs, découvrons aujourd’hui ce glissement d’une horreur à l’autre.

Tulipe… C’est aussi le nom d’une révélation. Dans Vie et mort d’Émile Ajar (Gallimard, 1981), Gary note : « Tout Ajar est déjà dans Tulipe ». C’est bien Tulipe, ce personnage né en 1933 à Aix-en-Provence, repris en 1946, et dont la métamorphose n’est qu’apparente – le ton, la non-distanciation empathique – qui nous guide, nous, lecteurs, dans les méandres du monde romanesque de Gary. Mais Romain Gary est aussi – avant tout ? – une construction. Nous ne savons pas dénouer la pelote à peu près inextricable que nous a léguée Roman Kacew. Tout ce que nous en comprenons – et c’est immense –, c’est que la tendresse est désespérée. Et le désespoir, sans doute, immensément tendre.

Dans Le Sens de ma vie – le dernier grand entretien que Romain Gary accordera avant de mettre fin à ses jours – on lit : « J’ai soixante-cinq ans, et je ne puis donc rien prévoir en dehors du rétrécissement de l’horizon à tous les points de vue et simplement je constate, au fur et à mesure que j’avance dans la vie, un certain phénomène de l’éternel retour en ce sens que ce que je considère comme acquis est redécouvert par les nouvelles générations » (p.93). C’est tout Gary, ça : nous interpeller, par-delà les souterrains de la mort, et nous mettre face à notre réalité immédiate. Mais sous le propos ironique, et au-delà de la boutade de retournement qui est la marque de son désespoir allègre – disons-le ainsi – et de sa lucidité humanistico-humaine, Gary semble aussi nous faire un clin d’œil : ce que redécouvrent les nouvelles générations – et les anciennes… – avec Le Vin des morts, c’est non pas la naissance d’un écrivain, mais sa permanence. On n’écrit que ce que l’on est, que ce l’on croit et veut croire, à 19 ans ou à 65. Gary, ou la permanence.

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Première publication de cet article sur  La Règledu Jeu le 11 juin 2014