mercredi 27 avril 2016

En l'absence de classement final de Tristan Garcia


L'article (sous contrainte : nombre limité de caractères...) que les élèves de 1ES3 du lycée où je sévis ont rédigé, durant une séance de réflexion que j'ai animée, autour de la notion de critique littéraire.
Article paru dans Lyon Plus, le mardi 26 avril 2016, dans le cadre du partenariat avec les Assises Internationales du Roman (AIR).

Merci à leur professeur de Lettres, Sylvie Marxer, pour sa confiance et sa gentillesse.



Le Fou Rire de Jésus, suivi de Je suis mon propre père, de François Coupry



François Coupry, Le Fou-rire de Jésus, suivi de Je suis mon propre père, diptyque, éditions Grand West, avril 2016, 260 pages.


François Coupry a encore frappé. Il publie ces jours-ci un diptyque, deux novellas aux titres insolites et provocateurs, réunies sous une couverture noire et une jaquette rouge illustrées du saint suaire de Turin. Deux personnages sont au centre d’un maelström fictionnel, l’un universellement connu – Jésus – et l’autre suivant une pente christique décalée – Octavien Hart.

Jésus a une histoire – sainte. Octavien Hart a une histoire – collective. Personnage de fiction, il est né de plusieurs imaginaires. Amis de longue ou fraîche date, sept (huit) écrivains ont élaboré des personnages et des situations que Coupry a retissés à sa manière, sans se trahir ni les trahir. Ces écrivains (1) ont posé les bases d’un récit dont Coupry s’est à dessein retiré – le personnage dont il avait la charge, dans le collectif, a été sacrifié – pour mieux s’emparer du tout.

J’ai, d’une certaine manière, ma part de responsabilité dans cette publication. J’ai travaillé avec Coupry sur les différentes moutures du manuscrit de Je suis mon propre père, et j’ai rédigé la postface du diptyque. On comprendra donc que je ne puisse en faire la critique ni la chronique…

Dans ma postface, je qualifie François Coupry d’ « ogre baroque ». Il semble que son œuvre s’ingénie à mêler le haut et le bas, l’envers et l’endroit, la profusion, la courbe et le reflet. Dans les deux textes de ce diptyque, on rajeunit au lieu de vieillir, on ressuscite au lieu de pourrir, on est manipulé quand on croit gouverner, on aime sans s’en rendre compte et l’on sauve en organisant le chaos.

François Coupry n’est pas un manipulateur, il est trop intègre, ou trop désintéressé pour cela. C’est un inventeur. Au sens où l’on commande aux caravelles et aux frères Pinzón pour s’en aller découvrir un continent inconnu. La route que trace Coupry est un itinéraire bariolé, foutraque et diablement littéraire. Un itinéraire tracé de longue date, suivi attentivement et consciencieusement, à l’écart des grandes voies balisées par les publications contemporaines. Son œuvre, il la bâtit en explorateur, loin de la facilité. Il est l’organisateur de son propre portulan. Mais cette œuvre, il la bâtit aussi en connivence, près de ceux qui croient aux forces de l’imaginaire. Et moi, à ces forces-là, j’y crois.

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(1) Francis Berthelot, Jean Claude Bologne, Georges-Olivier Châteaureynaud, Fabrice Colin, Mélanie Fazi, Sylvain Jouty et Marc Petit. Et François Coupry, bien sûr.

mardi 19 avril 2016

Regards croisés (22) – Personne ne disparaît de Catherine Lacey



Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville


Catherine Lacey, Personne ne disparaît, traduit de l’anglais (USA) par Myriam Anderson, Actes Sud, février 2016, 268 pages.

Parce qu’un poète auquel elle vient d’être présentée dans une soirée griffonne sur un papier son adresse en Nouvelle-Zélande en lui disant qu’il a une chambre pour elle, au cas où elle voudrait se dépayser, Elyria quitte son mari et abandonne sa vie de scénariste de soap-opéra. Bye bye New-York, hello Wellington. Le roman est un road-movie, Elyria parcourt le pays avec son sac à dos et ses tennis, jusqu’à arriver chez son hôte, qui s’étonne tout de même de voir débarquer cette fille qu’il n’attendait pas. Le séjour sera de courte durée, mais le voyage continue.

Road-movie, oui, sans aucun doute, mais le lecteur voyage autant sur le sol néo-zélandais que dans la tête d’Elyria. Cette jeune femme de trente ans analyse sa vie, passée et présente, avec une acuité désarmante, humoristique et sensible. A l’évidence, quelque chose ne tourne pas rond dans sa vie. Dans sa tête aussi, peut-être. Par exemple, elle a épousé le professeur de sa sœur suicidée. Un peu limite, comme situation. Sa mère a peu veillé sur ses enfants, plus occupée à boire qu’à se pencher sur leur éducation. Le père ? Ah oui, au fait, il n’y a pas de père. L’écriture ? Ah oui, tiens, elle est douée pour ça, Elyria. C’est un éditeur qui le lui dit, et qui lui commande même un roman. Mais elle, elle veut rester cantonnée à ses soap-opéras, où les situations quotidiennes ou improbables sont tragi-comiquement amplifiées. Ça lui va.

A première vue, on pourrait classer Personne ne disparaît dans la catégorie « chick lit ». Mais on est loin, dans l’écriture, de Bridget Jones. Si la situation de base – le mal-être d’une trentenaire – peut le laisser penser, Catherine Lacey dépasse largement le genre, en donnant à son héroïne une épaisseur quasi métaphysique. La pensée, ici, est une spirale. Sautant d’un fait à l’autre, faisant correspondre des situations apparemment sans lien, Elyria cherche à donner un sens aux événements, et à sa vie. Elle n’est rien venue chercher en Nouvelle-Zélande, et il n’est pas si sûr qu’elle ait voulu fuir de New-York. Le sac à dos et les tennis usés jusqu’à la corde sont à la fois un déguisement et une armure. Petit chevalier errant à la seule conquête d’un déchiffrement intime, elle traverse des terres, des villes et des villages que les habitants du lieu s’ingénient à lui présenter comme dangereux, mais elle est comme préservée des périls, des assassinats, des arnaques.

Personne ne disparaît est le premier roman de Catherine Lacey. L’auteur parvient à conjuguer réactions épidermiques et apathie apparente. Un roman très réussi.

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Extrait :
« Il y avait une cafétéria de l’autre côté de la rue et je suis entrée et j’ai pris un box pour moi toute seule. J’ai fixé le menu et je n’ai pas pensé à mon mari. J’ai fixé le carrelage du sol et je n’ai pas pensé à où j’étais ni pourquoi j’étais là. Une serveuse est venue vers moi et je lui ai dit ce que je voulais manger, ce qui m’a soudain paru un truc vachement personnel à dire à une inconnue, les choses que vous étiez sur le point de transformer en votre corps. Elle m’a demandé si je voyageais tout seule et j’ai dit que oui et elle a dit, Waouh, choueeette, vous êtes une petite chose courageuse, vous vous sentez pas trop seule au moins ?, et j’ai souri avec beaucoup de douceur et je n’ai pas balancé la salière à travers le restaurant. »

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lundi 18 avril 2016

Surprise 15 – De la critique web en général et de la chronique en particulier


Je n'ouvre ni polémique ni débat. Et il n'y a même pas de "mais". Je viens de lire l'éditorial (1) publié sur une revue en ligne à laquelle j'ai contribué, et dont j'ai été rédac-chef (ce titre ne signifiait rien) avant d'en claquer la porte virtuelle. Je ne comprends pas vraiment la teneur de cet éditorial, j'y décèle une espèce de mise au point dont les tenants et aboutissants m'échappent. La raison véritable de l'édito se situant, à mon sens, « en creux » (la pré-conclusion « dont acte » me le laissant penser). Il semble s'agir d'une réponse, ou riposte, à une attaque dont l'internaute ignore tout (dont, pour ma part, j'ignore tout).

Mais cet édito mystérieux, ou crypté, a le mérite de soulever le problème de la dénomination, sans toutefois le résoudre. Qui sont les « experts » de la critique littéraire ? Et qu'entend-on par « critique » en dehors du champ universitaire, ou journalistique ? Il y a un monde entre les expertises de spécialistes et les « j’aime/j’aime pas » des booktubeurs cantonnés à la chick-lit. « L'irruption des lecteurs comme acteurs de l'écriture » est, me semble-t-il, antérieure à l'apparition des réseaux sociaux, il faudrait étudier le truc. Et « le couple infernal écrivain/critique » continue de se déchirer, même si la notion de « critique » a perdu, ou disséminé, ses critères.

Je remplacerais volontiers le mot "critique" par celui de "chroniqueur"
Au terme de « critique », je préfère celui de « chroniqueur ». La critique, pour moi, reste universitaire (2). Comme on parle d' « édition critique ». En français, évidemment, le terme est chelou, parce que critiquer, c'est aussi dire du mal. Une critique qui dit du bien tombe dans l'oxymore de la langue courante. La critique peut aussi prendre la forme d’un essai circonstancié, rédigé sur le long terme, publié et reconnu (3). La chronique, elle, induit le passage du temps, celui de la lecture, de la réflexion, et de la publication de ladite réflexion, à date plus ou moins fixe. Et le vrai chroniqueur, à mon sens, est celui qui sait plonger au cœur du texte, le mettre en perspective, et rédiger son papier avec une belle plume. Je songe à Pierre Lepape. Le chroniqueur est, bien entendu, libre dans sa parole. Sinon... c'est un vendu.

Je n'aime pas l'image du « salon littéraire » sur la toile, parce qu'un salon, par définition, c'est « cosy », et que le web, c'est « wide ». Voire « wild ».

Je ne sais pas qui sont ces « experts littéraires » visés par l'édito sus-évoqué. Par les temps qui courent, le terme d' « expert » est d'ailleurs assez polémique, surtout en ce qui concerne l'analyse géo-politique. Un critique (universitaire) est reconnu par ses pairs - même si cette reconnaissance est aussi sujette à caution - alors qu'un expert est décrété tel par l'urgence de l'actualité en marche. Là encore, les mots perdent - ont perdu - leur sens. Ou le justifient, justement, du point de vue de l’actualité. Les maisons d’édition qui misent sur les blogueurs pour réagir quasi instantanément à une publication l’ont bien intégré à leur plan de communication. Mais le « bouche à oreille », même numérique, n’a jamais été le signe de la véritable qualité – nous avons, tous, des exemples contraires, n’est-ce pas ?, et des déceptions abyssales... Le truchement amical a laissé la place au buzz, qui n’en est que la forme contemporaine. Une sorte de tromperie sur la marchandise.

Il est venu le temps, peut-être – le temps « internet », différent de celui de ces déjà vieilles montres Swatch qui égrenaient un temps imaginaire – de se pencher sur l’appréciation, dans tous les sens du terme, de la « lecture des lecteurs ». Ou pas. Ou pas encore.

Cela dit, je retourne à mes coloriages, au visionnage pour la 11e fois de la saison 2 de Fringe (qui est de loin la meilleure !) et demain, je te parle d’un roman US avec ma copine Virginie (4).

*

Notes

(2) Pour ma part, je peux te faire une lecture critique de l’œuvre d’Ernesto Sábato, c’était ma spécialité universitaire.
(3) Je songe ici à bien des essais, mais prioritairement à celui qu’Hubert Haddad a consacré à Julien Gracq (éd. Zulma, 2004).
(4) Nous sommes, elle et moi, deux rescapées de la même revue en ligne.

dimanche 17 avril 2016

Germania de Harald Gilbers



Harald Gilbers, Germania, traduit de l’allemand par Joël Falcoz, éd. Kero, 2015 et éd. 10/18, mars 2016, 480 pages.

De début mai à fin juin 1944, des femmes sont tuées dans Berlin. Assassinées, mutilées, corps mis en scène près de monuments commémorant la guerre de 1914. Une croix gammée faite de quatre bras découpés sur des cadavres est déposée sur le parvis de la Chancellerie. Le tueur en série pourrait bien appartenir à l’élite nazie. Deux policiers mènent l’enquête.

L’intérêt du roman de Harald Gilbers est à dénicher ailleurs que dans sa maîtrise de l’intrigue policière. Intrigue bien menée, conventionnelle, avec rebondissements, faux indices et anticipations. Rien à redire de ce côté-là. Mais voilà, nous sommes à Berlin durant la guerre, les alliés ont débarqué en Normandie, la capitale allemande est bombardée. Le décor et l’arrière-plan historique donnent à ce polar une autre dimension, autrement intéressante.

L’enquêteur se nomme Richard Oppenheimer. Il était commissaire à la Kripo – Kriminalpolizei – mais il est interdit d’exercice, parce qu’il est juif. Le SS-Hauptsturmführer Vogler fait appel à lui pour mener l’enquête. Un SS et un ex-policier juif vont donc travailler ensemble. Le personnage d’Oppenheimer est une réussite absolue. Ses failles sont attachantes et son flair de flic indéniable. Mais la situation dans laquelle il se retrouve le met en position pour le moins instable et assurément inconfortable. Il travaille en secret avec les nazis alors qu’il est juif. Il rentre le soir dans sa « maison juive », retrouve son épouse goy qui revient de l’usine, fréquente ses voisins dont certains vont être déportés. Il est surveillé  par le SD (Service de Sécurité) parce que l’enquête policière qu’il mène est sensible, et se voit octroyer un bureau dans une « colonie » pimpante, sorte de lotissement grand standing pour les cadres du Parti. Comme tout limier sur la trace du tueur, Oppenheimer épingle sur le mur de son bureau les noms et photographies des suspects. Au centre de la mosaïque, il a laissé le portrait d’Hitler, accroché là à son arrivée. La situation d’Oppenheimer s’améliore matériellement, mais frôle l’intenable psychologiquement. Il roule en Daimler, il se passionne pour l’enquête et veut la résoudre, mais lorsqu’il l’aura résolue, qu’adviendra-t-il de lui ? Quel sort lui réservera-t-on ?
 
L’ex-commissaire de la Kripo est contraint de porter l’étoile jaune, comme tous ses coreligionnaires. Vogler lui demande de ne plus la porter, le temps de l’enquête. Oppenheimer doit recoudre l’étoile sur son manteau lorsque sa concierge, à qui l’on ne peut faire confiance, lui fait remarquer qu’il ne la porte plus. Puis, il doit à nouveau l’arracher pour aller sur une scène de crime. Juif vivant dans une maison juive, ex-commissaire non réintégré mais officiant tout de même… en sursis… Au chapitre 23 de Germania, en juin 1944, Oppenheimer se retrouve devant Goebbels :

«  - Alors comme ça, vous êtes juif, Oppenheimer ? 
- En effet.
- Ça peut arriver, commenta le ministre. »

Scène incroyable, d’une intensité dramatique très aboutie. Oppenheimer imagine qu’il pourrait, là, se ruer sur le ministre de la Propagande, et le tuer. Conclut que ça ne changerait pas grand-chose. Sa situation est réellement impensable. Goebbels fait remarquer qu’Oppenheimer, nonobstant son nom, pourrait parfaitement passer pour un aryen. Et d’ajouter : « Jusqu’à la fin de cette enquête, je vous relève de votre appartenance au peuple juif. »

Oppenheimer est totalement dérouté :

« Il ignorait que le ministre de la Propagande avait le pouvoir d’exclure quelqu’un de sa communauté religieuse. Qu’allait-il se passer à présent ? Son prépuce repousserait-il […] ? »

Oppenheimer a pour amie Hilde, un médecin faiseuse d’anges dont l’époux est un SS. C’est chez elle qu’il se réfugie lorsqu’il veut trouver un peu de calme, et écouter des disques de musique classique. Chez Hilde, c’est son havre. Où il ne peut se rendre qu’en déjouant la surveillance du SD. Germania est le premier volet d’une série mettant en scène Richard Oppenheimer. Dans le roman suivant, Les Fils D’Odin, qui paraît ce mois-ci chez Kero, Hilde est au centre de l’enquête, qui se déroule dans le Berlin du début 1945. Nul doute, là encore, que l’arrière-fond historique soit passionnant, et que la situation particulière d’Oppenheimer ne devienne encore plus angoissante.
  
Voilà un personnage d’enquêteur que l’on va suivre. On y est déjà attaché.