samedi 30 janvier 2016

Black-out de John Lawton


John Lawton, Black-out, traduit de l’anglais par Anne-Marie Carrière, éd. 10/18, collection « Grands détectives », inédit, 2015, 472 pages.


Londres, février 1944. La guerre n’est pas finie, mais le débarquement est en train de se décider. Les militaires anglais et américains se côtoient dans la capitale britannique. Les habitants sont contraints de se réfugier dans le métro lorsque la Luftwaffe largue ses bombes. De lourds rideaux noirs, opaques, obscurcissent les fenêtres, c’est une mesure de défense anti-aérienne, que l’on nomme « black-out ». Mais le black-out, c’est aussi le voile que l’on met sur une affaire dont on ne veut pas parler, le silence que l’on observe, et que l’on impose, sur certaines informations que l’on se refuse à divulguer. John Lawton joue sur les deux sens de l’expression.

Un roman policier situé en temps de guerre rajoute du crime à la boucherie. Dans Black-out, qui est un roman policier et un roman d’espionnage, la politique menant à la victoire est un frein à l’enquête. On n’en dira pas plus, car cette ambiguïté est un des ressorts de l’intrigue, très efficace. Le lieutenant Frederick Troy, d’ascendance russe, se lance sur les traces d’un tueur particulièrement barbare. On ne retrouve qu’un bras de sa première victime, le cadavre calciné de la seconde, et l’on suppose qu’un homme disparu a subi le même sort que les deux premiers. Les victimes sont allemandes ou autrichiennes. Le suspect est en relation avec les services secrets, britanniques et américains. Troy a du mal à enquêter.

La personnalité de l’enquêteur Troy est particulièrement ardente, enlevée. Ce type-là a tout pour incarner un héros récurrent auquel s’attacher : en décalage avec sa hiérarchie, en rupture plus ou moins flagrante avec sa famille, amateur de femmes mais sentimental, sensible et opiniâtre. Il passe par des épreuves mais ne dévie pas de sa course à l’assassin. Même après avoir subi un bombardement, il continue sa chasse, chasse entravée par les services secrets.

Les personnages secondaires existent vraiment. La pétulante secrétaire Tosca ; Macha et Sacha, les sœurs jumelles de Troy et leur oncle Nikolaï ; Wildeve et Onions, de Scotland Yard ; la troublante lady Diana Brack et le falot Neville Pym des services secrets britanniques, pour n’en citer que quelques-uns, donnent à Black-out un réalisme romanesque tout à fait abouti. Du Londres de 1944 au Berlin de 1948, le lecteur découvre les arcanes politiques et stratégiques en même temps que Troy. Services secrets, militants et sympathisants communistes, espions indécelables, voilà les ingrédients de ce très bon roman. Que l’on rattache à ceux de John le Carré, mais que, pour ma part, j’ai trouvé moins austère et plus abordable.

On se souvient du film La Nuit des généraux (Anatole Litvak, 1967, scénario de Paul Dehn et Joseph Kessel) dans lequel, durant la guerre, des crimes atroces étaient perpétrés. Dans ce chaos guerrier, un enquêteur allemand, joué par Omar Sharif, ne déviait pas de sa ligne d’enquête malgré les obstacles semés par le commandement militaire, enquête reprise et conclue par un agent d’Interpol interprété par Philippe Noiret. Sur une trame proche de cet excellent film, Lawton fait naître un personnage de détective attachant, que l’on peut retrouver dans sept romans en anglais. Le public français pourra lire le deuxième épisode de ses aventures bientôt, dans Retour de flammes.

NB : les notes de bas de page, éclairantes, de la traductrice, montrent à quel point Lawton a pris soin d’ancrer son roman dans une réalité britannique culturelle et allusive.

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Extrait
« Troy tenait toujours le crâne dans une main, tel Hamlet devant la tombe de Yorick. Un sacré puzzle, avait dit Bonham. Doux euphémisme, qui lui rappela sa conversation avec le commissaire Onions.
- Tu sais, George, je viens de dire à Onions que nous n’avions pas affaire à un malade mental.
- Tu penses que c’est pas l’œuvre d’un cinglé ?
- Pour un cinglé, il est drôlement méticuleux, non ?
- On peut être cinglé et méticuleux. A cinq cents mètres d’ici, moins de dix ans avant ma naissance, Jack l’Eventreur découpait des prostituées, et il s’en est sorti. Ça exigeait de la préparation, d’être méticuleux, comme tu dis. Ils sont nombreux dans le quartier à s’en souvenir.
Troy actionna le robinet de cuivre. Bloqué. Un bouchon de glace obstruait le bec. Il souleva la grille métallique, explora le trou à tâtons et en retira sa main, couverte d’une glu brunâtre et nauséabonde.
- Nom de Dieu ! jura Bonham. Attends, je t’éclaire. » (P. 61)

jeudi 28 janvier 2016

Ecoute le chant du vent suivi de Flipper, 1973 de Haruki Murakami



Haruki Murakami, Ecoute le chant du vent suivi de Flipper, 1973, traduit du japonais par Hélène Morita, Belfond, 14 janvier 2016, 336 pages.

Le nom d’Haruki Murakami revient chaque année dans la liste – fantasmée – des nobélisables. Son œuvre parle à chacun. C’est une œuvre forte, empreinte de pop culture et d’universalité, ancrée dans une époque et ouverte sur un imaginaire onirique, à la fois exotique et référentiel. L’œuvre de Murakami est étrange, mais point étrangère. Kafka sur le rivage, Les Amants du Spoutnik, les trois tomes de 1Q84, pour ne citer que quelques titres phares, font de cet auteur japonais l’un des grands, des immenses écrivains des XXe et XXIe siècles. Les éditions Belfond publient en ce mois de janvier 2016 ses deux premiers romans, à peu près inédits, à tout le moins inédits en français. Ecoute le chant du vent et Flipper, 1973 ont été écrits et publiés au Japon en 1979 et 1980.

lundi 18 janvier 2016

Jack l’éventreur de Robert Desnos



Robert Desnos, Jack l’éventreur, éditions Allia, 1997, 62 pages.

Les surréalistes étaient fascinés par le crime. Comme de Quincey, ils penchaient pour en faire un des beaux arts. Fantomas était un de leurs personnages préférés. Dans la mythologie du crime, le tueur en série, réel ou imaginaire, occupe une place particulière. La fiction lui fait encore aujourd’hui la part belle, de Dexter à Hannibal Lecter. Comme le fou, ou l’hystérique, le tueur en série met en lumière, violemment, un pan effrayant de l’humain. Incompréhensible, sauf pour qui voue sa vie à comprendre l’incompréhensible, à expliquer l’inexplicable : le psychiatre, le psychanalyste, le profileur.

En 1928, Robert Desnos rédige pour le journal Paris-Matinal une série d’articles sur Jack l’éventreur et Joseph Vacher. Vacher, on s’en souvient, a inspiré Jean Aurenche et Bertrand Tavernier pour le film Le Juge et l’Assassin. Jack l’éventreur, tout le monde le connaît. Il est l’assassin par antonomase. Le tueur de femmes, le dépeceur. Entré dans la légende autant pour l’horreur de ses crimes que pour leur impunité. On ne l’a jamais démasqué, il reste une des figures du mal impuni.

Dans ses articles, Robert Desnos décrit les faits sans s’attarder sur les victimes. Ce sont des femmes, pauvres, édentées, prostituées, déjà perdues. Leur supplice les fait entrer dans la légende, comme leur assassin. Sans lui, personne ne se souviendrait d’elles, comme personne ne s’en souciait à l’époque. Ce qui intéresse Desnos, dans l’évocation de Jack l’éventreur, c’est avant tout le Londres de la fin du XIXe, qui en 1928, date de la rédaction des articles, n’a rien encore d’historiquement exotique. Desnos convoque le Paris d’Eugène Sue en parallèle. La nuit, le crépuscule, le sang rouge sur le pavé luisant font un décor irréaliste et mystérieux : « L’ivrognesse est toujours étendue sur le trottoir au centre d’un grand tapis de pourpre où les astres se reflètent ». Un décor surréaliste.

Bien des hypothèses ont été émises à propos de l’identité de Jack the ripper. Desnos raconte – en journaliste qui ne peut citer ses sources ? En romancier ? – qu’un Ecossais le contacte après la publication de ses articles. Cet « homme d’une soixantaine d’années, de forte taille, de figure rouge et tannée comme si le sang avait été figé sous la peau par l’action du soleil et de l’alcool » arbore une canne taillée dans un caféier. « On sait que ces cannes, presque toujours originaires des Indes Néerlandaises, sont assez rares du fait que dans ces pays lointains la loi punit de mort, paraît-il, la mutilation d’un caféier ». Dans un Paris nocturne, entre Saint-Sulpice et la rue Vavin, l’étrange Ecossais donne à Desnos, qui nous la dévoile, une explication des crimes de Jack l’éventreur.

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NB : Sur Jack l’éventreur, lire également, sur ce blog : Retour àWhitechapel de Michel Moatti.