lundi 17 avril 2017

Tout ce qui est solide se dissout dans l’air de Darragh McKeon

Darragh McKeon, Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, traduit de l’anglais (Irlande) par Carine Chichereau, éd. Belfond, 2015, et éd. 10/18, 16 mars 2017.

Ce roman, que Darragh McKeon a mis neuf ans à écrire et qu’il a publié en 2014, raconte de façon chorale l’accident de Tchernobyl et ses conséquences sur les populations. Avant d’entrer dans le texte, on remarquera que tandis que l’Irlandais McKeon se penchait sur le premier plus grand accident nucléaire de l’histoire, intervenait au Japon la catastrophe de Fukushima. Deux traumatismes qui sont encore dans toutes les mémoires. Le danger que représente le nucléaire, par son caractère invisible, impalpable, est un ressort éminemment dramatique, comme la guerre ou l’épidémie. La littérature s’empare des malheurs du monde et les donne à voir, à sentir et à ressentir. C’est aussi, ici, une façon de rendre hommage aux victimes bien réelles.

Dans Tout ce qui est solide se dissout dans l’air des personnages aussi différents qu’un enfant pianiste prodige, un chirurgien séparé de sa femme, une ex-journaliste contestataire devenue ouvrière en usine et un adolescent de la campagne biélorusse en viennent à dessiner une ronde au centre de laquelle la centrale de Tchernobyl décide de leur destin. Le 26 avril 1986, Artiom s’en va chasser l’oie avec son père. Il s’étonne de cette aube qui rougeoie, au loin. C’est là, d’une certaine façon, le début de la fin. Le roman raconte l’histoire d’une chute inéluctable, celle de l’empire soviétique. L’accident de Tchernobyl en est un des jalons essentiels.

Darragh McKeon construit son roman, mutatis mutandis, sur le modèle des grands romans russes. Cela n’a pas l’ampleur de Guerre et Paix, entendons-nous bien, mais la base narrative est la même : l’Histoire et sa grande hache emportent dans un tourbillon des personnages qui étaient déjà en équilibre instable entre deux mondes, en révolte ou en acceptation, et qui soudain prennent pleinement conscience de leur condition. Les circonstances épouvantables de l’évacuation des irradiés biélorusses, par exemple, sont mises en scène par Darragh McKeon sur le mode de l’errance incomprise et du rejet par le reste de la population : Artiom, sa sœur et sa mère, sont embarqués manu militari dans des bus et, soudain, l’adolescent se rend compte que ces bus ne transportent aucun homme dans la force de l’âge. La mère d’Artiom est persuadée que sa sœur, à Minsk, les accueillera. Mais c’est parce que la sœur garde soigneusement sa porte close et crie qu’ils sont contagieux et qu’elle n’en veut pas chez elle que les trois évacués sont dessillés. Ils comprennent ce qu’ils sont, ce qu’ils sont devenus. Ils se retrouvent dans un lieu d’accueil où l’espace qu’on leur octroie est plus étroit que celui qu’ils réservaient, à l’étable, à leurs bêtes malades, chez eux.

Le mystère des hommes absents des évacuations est résolu en amont par le lecteur : on sait le sort qui leur a été réservé. Ils sont allés au sacrifice, au cœur du danger. Non pas chair à canon, mais chair à fusion.

Tout ce qui est solide se dissout dans l’air se lit comme en apnée. Le roman nous ramène à nos angoisses au moment de l’accident, et à ses conséquences politiques. Darragh McKeon écrit sur la ligne claire, presque factuellement, comme en adéquation avec le déroulé des événements biens réels. Le lecteur n’est pas en prise empathique avec les personnages, ou alors épisodiquement, au détour d’une scène. Le roman, ample et sec à la fois, épouse les contours d’une politique terrible où l’humain compte moins que la marche de l’empire, sa bonne gestion supposée de l’accident, et sa place dans le monde.

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Addendum : Il y a, dans Tout ce qui est solide se dissout dans l’air, une porte de maison qui a son importance. Le père d’Artiom la dégonde et veut l’emporter avec lui : cette porte fait partie de la famille, elle a servi de toise pour ses enfants, on y a étendu les êtres chers après leur mort. On notera qu’Antoine Choplin, dans son roman La Nuit tombée, utilise lui aussi le motif de la porte à préserver après la catastrophe de Tchernobyl. Son roman se déroule à Pripiat, près de la centrale, un an après l’accident. Sur la porte de l’appartement que son personnage veut récupérer absolument, alors que la zone est bouclée et interdite, sa fille, morte des suites de la catastrophe, avait laissé ses dessins d’enfant.