vendredi 28 juillet 2017

Les Misérables de Victor Hugo – réflexion 1 (la femme à barbe)

Victor Hugo, Les Misérables, éd. Folio (texte intégral en un seul volume), 29 juin 2017, 1344 pages.

La relecture périodique des Misérables, comme celle de La Recherche et de tous les ouvrages de Gary-Ajar, me permet de mesurer à la fois le temps qui passe sur ma vie, et le temps lissé de la réflexion. J’évolue depuis toujours avec ces textes-là, inlassablement remis sur le lutrin, ou ce qui en tient lieu – un coussin, un book seat, ce genre de supports – et inlassablement passés au crible de la lecture. Des lectures. Je sais que je laisse sur le bord de la route de mes relectures compulsives les Cohen – pourtant relus tant de fois en si peu d’années, du temps de ma jeunesse – et les Modiano. J’ai d’autres relectures rituelles, dont je ne parlerai pas ici, et qui sont autrement essentielles. Ces relectures-là sont de l’ordre de l’intime, et ne se partagent pas.

Les Misérables, donc. Une heureuse réédition, chez Folio Classique, texte intégral en un seul volume, a remis ce chef d’œuvre entre mes mains. Il se trouve qu’en ce moment j’ai du temps. Je n’avais plus lu Hugo depuis au moins dix ans. Et soudain, la Thénardier. L’histoire de Jean Valjean, de Cosette, de Marius, de Fantine, et tout ça, tout le monde connaît. C’est à ce lait merveilleux et fortifiant que nous avons été nourris, nous tous, anciens élèves de l’école laïque, gratuite et obligatoire, gratuite parce qu’obligatoire. C’est au lait télévisuel, tout aussi fortifiant, que nous avons aussi été formés : les adaptations des Misérables sont comme des catéchismes républicains cathodiques, on préfèrera peut-être Lino Ventura à Gérard Depardieu en Jean Valjean, on se souviendra à jamais de Bourvil en Thénardier et de Michel Bouquet en Javert.

Et donc, soudain, la Thénardier. Au détour de la page 347 de cette formidable édition Folio :
« Elle avait de la barbe. C’était l’idéal d’un fort de la halle habillé en fille. […] Sans les romans qu’elle avait lus, et qui, par moments, faisaient bizarrement reparaître la mijaurée sous l’ogresse, jamais l’idée ne fût venue à personne de dire d’elle : c’est une femme. »
Et tout aussi soudainement, le souvenir resurgi de très vieilles études universitaires, centrées sur le siècle d’or espagnol et son ouvrage-phare : Don Quichotte, roman dans lequel Dulcinea del Toboso, la dame du chevalier errant, est décrite comme « una mujer de pelo en pecho », c’est-à-dire, littéralement, « une femme avec du poil sur la poitrine », et métaphoriquement comme un homme (1).

Le couple Thénardier tient des dessins de Dubout, par anticipation – mais nous savons bien qu’en art, en littérature, en graphisme, en cinéma, et tout ça, la flèche du temps n’est rien. Les Thénardier : elle est l’homme solaire, soumise entièrement, amoureusement soumise, à un tout petit homme, à peine un homme, si peu viril.

« Quoique leur accord n’eût pour résultat que le mal, il y avait de la contemplation dans la soumission de la Thénardier à son mari. Cette montagne de bruit et de chair se mouvait sous le petit doigt de ce despote frêle. »
Je sais, parce que j’ai lu vingt fois déjà – j’exagère… à peine – Les Misérables, que Jean Valjean s’identifie complètement à Cosette. Cet ancien galérien, capable de soulever des tonnes de poids, est en fait une petite fille réduite en esclavage. Tout le texte du père Victor nous le dit. Et Josée Dayan, dans son adaptation télévisée du roman (2000), a, avec raison, insisté sur cet aspect-là. La figure de Mme Thénardier, cœur de midinette et carrure de lutteur de foire, mentalité d’esclavagiste, fausse mère – elle n’aime que ses filles, et pas Gavroche – mais mammifère exemplaire, est un rappel, un indice, une trace littéraire, de la femme à barbe, écho lointain de la Dulcinée de Don Quichotte.

Le sexe, le genre, tout ça… Je suis née trop tard pour m’y intéresser vraiment. Mais, quand même, ça m’intéresse. Ce qui se lit dans les interstices des romans d’évidence est absolument jubilatoire.

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 1 – Cf. COMBET Louis, Cervantès ou les incertitudes du désir, Presses Universitaires de Lyon, 1980. Louis Combet fut mon « maître » lors de mes études hispaniques. Qu’hommage lui soit rendu ici.