lundi 9 avril 2018

Histoire du scandale de Jean Claude Bologne


Jean Claude Bologne, Histoire du scandale, éd. Albin Michel, 3 avril 2018, 304 p.


Jean Claude Bologne poursuit son étude de l’évolution de nos changements sociaux et mentaux et se penche en ce début avril sur la notion de scandale. L’Histoire nous aide à comprendre ce que nous avons été, et ce que nous sommes. Scruter la notion de scandale se révèle, à cet égard, très instructif. Concept fluctuant, dont Bologne étudie tous les contours de l’Antiquité à nos jours, « du Veau d’or aux “affaires”, de Jésus aux lanceurs d’alerte, de Jeanne d’Arc aux Femen… » comme le signale le bandeau rouge sur la couverture de l’essai. Mais si l’Histoire permet de juger « à froid », l’actualité immédiate peut étonner, et décontenancer. C’est là que le recul historique prend toute sa saveur, et démontre son intérêt. Car le scandale, finalement, a laissé place aujourd’hui à un pluriel pratique et flou à la fois : on disait « le scandale » comme on dit « les affaires ».

Tout est dans les mots. Et dans l’étymologie. Du grec skandalon au latin scandalum, le scandale est ce sur quoi l’on bute : la pierre d’achoppement. Ce pavé légèrement décalé, qui nous fait trébucher. Merveille de la construction linguistique – et donc mentale – le scandale fait écho, par pierre interposée, au scrupule, ce petit caillou qui se plante entre la semelle de la sandale et la chair du pied. Les scandaleux sont-ils scrupuleux ? Le manque de scrupule conduit-il au scandale ? Tout est dans les mots, dans ce que nous en avons fait.

Le scandale avéré est la Crucifixion – dans notre sphère mentale et historique. La mort du Christ est scandaleuse, parce qu’ignominieuse. Le supplice subi est celui réservé aux bandits. D’ailleurs, l’iconographie a évolué sur la représentation du Christ en croix : il n’est apparu souffrant que tardivement – à l’aune historique –, on l’a d’abord représenté musclé et triomphant sur la croix. Sur ce scandale fondateur de nos sociétés occidentales se fonde également le droit canon, via la linguistique et l’étymologie. Scandale est comme un mot sacré pour l’Eglise, un mot à manier avec précaution, marqué des sceaux de traduction de l’ancien et du nouveau testament, mot de prophètes et de pères de l’Eglise. Dans un chapitre remarquable de clarté sur l’évolution du concept de scandale dans le droit canon, Jean Claude Bologne nous fait entendre toute l’incompréhension que nous pouvons éprouver face aux affaires de pédophilie dans l’Eglise : le scandale n’était véritablement scandaleux que s’il était porté en place publique ; il a fallu attendre 1983 pour que la réparation du scandale prime sur sa prévention ; et « il a fallu une lettre du pape François, le 2 février 2015, pour que, au nom de la protection de l’enfance, aucune argutie canonique ne puisse être invoquée ». (p. 78).

Si, comme le montre Bologne, le scandale n’a pas besoin d’arguments, c’est qu’il ne juge que ce qui est moral. Or, la morale est affaire de conscience populaire. Dès les temps de Rome, on s’en remet à la vox populi, on recourt au peuple pour juger du scandale. On introduit de l’émotion dans le jugement. Et l’émotion, c’est bien le moteur essentiel de ce que nous appelons aujourd’hui les fake news : la sidération et l’émotion sont au cœur de la désinformation, amplifiée par la dynamite des réseaux sociaux. Des scandales sont montés de toutes pièces pour modeler l’opinion. Du Brexit aux allégations sur les comptes cachés de Macron, des manipulations russes aux rumeurs et buzz(es) en tout genre sur la toile, le scandale est à la une – dénoncé ou affirmé – de la presse mondiale. Et pas seulement de la « presse à scandale ».

Dernier scandale en date – qui occupe l’opinion publique (franco-française, minimisons son champ) – : l’héritage Hallyday. Qui, concrètement et factuellement, se joue, somme toute, sur le plan juridique. Emotion, quand tu nous tiens… quand d’autres scandales, touchant à la prostitution des mineurs ou à l’accueil de l’autre en tant qu’autre et semblable, ne soulèvent que de petites vagues…

Jean Claude Bologne balaie le spectre du scandale selon l’angle du chercheur, et nous pousse à nous interroger sur notre époque. Les différentes étapes de la notion de scandale en disent long sur notre perception du monde, sur la vie en société, et sur le relativisme moral et juridique. Auquel il faut ajouter – et cela remonte à bien plus longtemps que ce que nous croyons et pensons percevoir – le relativisme médiatique. Singulièrement, la place des femmes et des enfants est interrogée. Mais faut-il s’en étonner ? Du procès de Jeanne d’Arc au statut de l’enfant-roi, le scandale nous révèle – « nous », entité historique.

On se délectera, avec un égal plaisir, du scandaleux Diogène qui se masturbait en place publique à des fins philosophiques et pédagogiques, et du combat des Femen, non moins philosophique et pédagogique. On s’interrogera sur le parallèle d’évidence entre « affaires » et « scandale », via Voltaire  - affaires Calas et des Convulsionnaires mêlées, Convulsionnaires auxquels Jean Claude Bologne a consacré un roman, Le Frère à la bague.

Le scandale, comme le suggère Bologne à la fin de son ouvrage, est difficile à cerner, car il oscille entre fascination et amusement, blessure et indignation. Fascination et blessure collectives, amusement et indignation particulières, sans doute. Cet essai nous pousse à nous interroger sur notre parcours historique – il est toujours salubre de savoir d’où nous venons, nos réactions personnelles et collectives ne naissant pas d’un grand vide insignifiant – et nous force à la réflexion contemporaine.

Essai à lire absolument pour comprendre ce qui, dans la diachronie et la synchronie, forge et a forgé nos comportements.