mardi 29 mai 2018

Regards croisés (32) – Assez de bleu dans le ciel de Maggie O’Farrel


Regards croisés
Un livre, deux lectures – en collaboration avec Virginie Neufville


Maggie O’Farrel, Assez de bleu dans le ciel (This Must Be The Place), traduit de l’anglais (Irlande) par Sarah Tardy, éd. Belfond, 2017 et éd. 10/18, avril 2018.


Elle se prénomme Claude mais est connue sous le nom de Claudette. Claudette Wells. Elle a été une star du cinéma, non seulement en tant qu’actrice, mais aussi en tant que co-scénariste et co-réalisatrice. Un jour, elle a tout lâché, a emporté son bébé sous le bras, et a disparu. On la croit noyée, avalée par la mer. Elle se cache en Irlande. Il se nomme Daniel Sullivan. C’est un universitaire, un linguiste. Il vit aux USA, où il a été marié et où il a eu deux enfants, un fils et une fille. Daniel fait un voyage en Irlande, en pèlerinage sur la terre de ses ancêtres.

A un carrefour du bout du monde, loin de tout, dans un paysage de lande et de pierraille, ils se rencontrent, Claudette et Daniel. Vont former un couple, avoir deux enfants ensemble. Leur maison – la maison de Claudette –, pour y accéder, il faut passer trois, cinq, douze barrières en bois. Impossible de vivre plus cachés, plus retirés.

Il n’est pas faux de dire que ce roman est l’histoire d’un couple. L’aventure d’un couple. Mais ce serait réduire Assez de bleu dans le ciel à une histoire conventionnelle. Le traitement du récit, en premier lieu, porte le roman un cran au-dessus : la narration est traitée sur le mode du puzzle, avec retours en arrière et changement de narrateurs – Daniel s’exprime à la première personne, tandis que les autres personnages sont donnés à voir et à comprendre par un narrateur extérieur. Daniel, le linguiste, s’exprime. Les autres personnages sont montrés. Les préoccupations et secrets de chacun, en second lieu, placent ce roman à un échelon autre que la pâle histoire de couple. Si Daniel, le linguiste, s’exprime à la première personne, c’est qu’il a quelque chose à dire, et que ce quelque chose, il ne l’a jamais dit, même à Claudette, surtout pas à Claudette. Daniel traîne avec lui une culpabilité mordante. A l’occasion d’un voyage aux USA pour célébrer l’anniversaire de son vieux père qu’il déteste, et après avoir entendu à la radio la voix de son premier amour Nicola Janks, il part en quête d’un pan peu glorieux de son passé. Il se sait responsable de la mort de cette femme qu’il a tant aimée durant ses années d’étudiant. Une autre explication à la mort de Nicola lui sera donnée, mais cela ne changera rien, au fond, à sa culpabilité.

Ce secret – celui de Daniel – n’est que l’un des nombreux secrets qui parsèment le roman, et que le lecteur découvre à contre-temps, à rebrousse-temps. Et parfois là où on ne les attendait pas. Sur trois générations – les parents de Daniel, Daniel et Claudette, leurs enfants communs ou nés avant leur rencontre – les parts d’ombre et les drames tissent une trame de non-dits qui vont au-delà du simple secret de famille. Chaque personnage se construit, s’est construit, autour de l’indicible. Sans en dévoiler plus, on peut tout de même signaler ici que les enfants de Daniel et Claudette, éduqués librement dans un espace qui ressemble au bout du monde, ne vont pas à l’école et ne savent pas que leur mère a été une star. D’ailleurs, Claudette n’apparaît jamais, dans le roman, comme une femme au passé prestigieux. Elle est au contraire une femme ordinaire-extraordinaire, excentrique mais terre-à-terre, tendre et coléreuse, mal fagotée, belle sans affèterie. Définitivement unique. Seul le catalogue d’une vente aux enchères, donné in-extenso dans le roman, permet d’envisager sa vie d’avant, sa vie publique.

« A la vue de la piste qui grimpe à travers les arbres, une telle joie se déclenche en moi, un tel soulagement, que j’entame le chemin avec hâte, glissant et dérapant dans mes chaussures de ville. J’ai traversé l’Atlantique dans un sens puis dans l’autre ; revu mes enfants dont j’avais été si longtemps séparé ; je me suis retrouvé attablé face à un homme que je n’avais pas revu depuis vingt-cinq ans ; j’ai entendu des histoires que j’aurais préféré ne pas entendre ; j’ai absorbé des informations dont je ne sais pas encore quoi faire ; je suis un homme faible et brisé, mais je suis chez moi, je suis là. J’ai réussi à rentrer et, si dérisoire que cela puisse paraître, c’est une victoire pour moi, j’ai l’impression de fouler les champs et les vignes d’Ithaque. » (éd. 10/18, p.325)

On l’aura compris, le paragraphe étant écrit à la première personne, c’est Daniel qui s’exprime. Dans ce passage, qui marque un des basculements primordiaux du roman, le lecteur comprend à quel point Daniel a été sauvé par Claudette. Et ce n’est que par ricochet, par extrapolation et recoupements, que le lecteur comprendra à quel point Claudette attendait un Daniel dans sa vie. Si la trajectoire et le caractère des parents des deux protagonistes semblent quelque peu convenus, les enfants de Claudette et Daniel – leurs enfants communs, et les enfants nés avant leur rencontre – tracent des destins très singuliers, et très touchants. Parmi eux, un enfant bègue, que l'on voit grandir et surmonter son bégaiement, grâce à Daniel le linguiste.

Assez de bleu dans le ciel est un texte très charpenté, qui brasse des questions humaines fondamentales – que voulons-nous ? Qu’avons-nous fait ?, par exemple, mais ce ne sont que deux exemples parmi d’autres questions posées par ce roman. Maggie O’Farrel sait donner chair et âme à ses personnages, qui survivent chez le lecteur bien après la lecture.

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NB : Internet, qui ne me cache rien, et que je consulte après ma lecture du texte et après avoir rédigé cet article (ben oui, après, sinon, c’est pas du jeu…), m’apprend que Maggie O’Farrel, dont je ne savais rien, est un écrivain largement reconnu, qui applique à ses romans la technique de la fragmentation du récit et base ses intrigues sur le suivi d’une famille sur plusieurs générations et la culture du non-dit. Autant de motifs et de techniques qui se retrouvent, effectivement, dans Assez de bleu dans le ciel. Suis-je un peu déçue d’apprendre cela ? Oui, sans doute. Car s’il s’agit d’appliquer un schéma de narration et de construction à tous ses romans, et de s’y conformer, cela tient de la « grille », du « truc », pour un écrivain. Cela dit, comme je n’avais jamais rien lu de cet auteur qui a déjà publié sept romans, je reste sur ma première impression de lecture : Assez de bleu dans le ciel est un très bon roman.

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